Charles de Gaulle (1890-1970) est l’une des figures les plus marquantes de l’histoire française du XXe siècle. Tour à tour officier héroïque de la Première Guerre mondiale, général de Gaulle visionnaire prônant l’arme blindée, leader de la France libre pendant la Seconde Guerre mondiale et fondateur de la Ve République, il a incarné la résistance, la souveraineté et la grandeur de la France.
Enfance et formation (1890-1914)
Charles de Gaulle naît le 22 novembre 1890 à Lille, dans le Nord de la France, au sein d’une famille catholique, patriote et bourgeoise. Il est le troisième des cinq enfants d’Henri de Gaulle, professeur de lettres et d’histoire, et de Jeanne Maillot. Son père, homme cultivé et attaché aux valeurs traditionnelles, joue un rôle essentiel dans l’éducation du jeune Charles. La famille de Gaulle, installée à Paris, retourne à Lille pour la naissance de Charles afin de respecter la tradition maternelle. Le jeune Charles grandit ainsi dans un environnement fervent, marqué par le respect de la religion, de la patrie et de l’Histoire de France. Il effectue ses études primaires à Paris, d’abord à l’école des Frères des Écoles chrétiennes de la paroisse Saint-Thomas-d’Aquin, puis poursuit sa scolarité dans l’enseignement catholique. À la suite des lois anticongréganistes de 1905 interdisant l’enseignement par les ordres religieux, son père l’envoie achever ses études secondaires en Belgique, chez les Jésuites du collège du Sacré-Cœur à Antoing.
Dès l’adolescence, Charles de Gaulle montre un goût affirmé pour la lecture, l’histoire militaire et le service de l’État. Un trait remarquable de sa jeunesse est l’ambition précoce qu’il nourrit pour le destin de la France. En 1905, à seulement quinze ans, il rédige un court récit imaginaire où il se met en scène en « général de Gaulle » menant la France à la victoire, signe d’une vocation militaire et patriotique très tôt affirmée. Il confiera plus tard qu’il avait, dès son jeune âge, la conviction intime qu’un jour il serait « à la tête de l’État ». Cette confiance en son destin exceptionnel, alliée à une solide éducation classique, façonne son caractère : travailleur, discipliné, imprégné des grands textes et figures de l’histoire de France, le jeune de Gaulle aspire à suivre la carrière des armes tout en cultivant sa pensée.
Après son baccalauréat, Charles de Gaulle envisage un temps d’intégrer une grande école civile (il est admis à l’École Centrale de Paris), mais sa vocation militaire l’emporte. Il choisit de préparer le concours d’entrée de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, la prestigieuse académie formant les officiers de l’armée de terre. En 1908, après une année de classe préparatoire au collège Stanislas à Paris, il réussit le concours d’entrée à Saint-Cyr, où il est admis en se classant 119e sur 221. Au cours de ses études militaires, il se distingue par son sérieux et son application. Quand il sort diplômé de Saint-Cyr en 1912, il a brillamment progressé, terminant 13e de sa promotion. À sa sortie, le sous-lieutenant de Gaulle choisit d’intégrer le 33ᵉ régiment d’infanterie basé à Arras – un choix symbolique car ce régiment est alors commandé par le colonel Philippe Pétain, officier respecté qui deviendra plus tard maréchal. Servir sous les ordres de Pétain offre au jeune de Gaulle une première expérience formatrice, au contact d’un supérieur prestigieux qui, à l’époque, apprécie ce jeune officier consciencieux. De Gaulle est promu lieutenant en octobre 1913, à la veille des grands bouleversements qui vont secouer l’Europe.
Carrière militaire avant 1940
Lorsque éclate la Première Guerre mondiale en août 1914, Charles de Gaulle est mobilisé comme lieutenant au 33ᵉ RI. Âgé de 23 ans, il rejoint le front avec enthousiasme et un sens aigu du devoir. Très vite, il fait l’expérience brutale de la guerre moderne. En première ligne sur le front belge, il est blessé une première fois dès le 15 août 1914 lors des combats de Dinant, en Belgique. Cet officier de haute stature (il mesure près de 1,96 m) fait preuve de courage et d’un solide sang-froid sous le feu ennemi. Promu capitaine en 1915, de Gaulle continue de se distinguer. Il est de nouveau blessé en mars 1915 lors des sanglantes offensives en Champagne. Officier dynamique et déterminé à “en découdre”, il n’hésite pas à prendre des initiatives audacieuses, quitte à bousculer la prudence de sa hiérarchie – un trait de caractère que l’on retrouvera plus tard dans sa carrière.
En 1916, la bataille de Verdun va marquer profondément Charles de Gaulle. Le 2 mars 1916, lors des furieux combats autour du fort de Douaumont, le capitaine de Gaulle commande sa compagnie en première ligne. Il est grièvement blessé à la baïonnette et aux gaz lors d’un corps-à-corps dans les tranchées. Laissé pour mort sur le champ de bataille, il est en réalité capturé par les Allemands. Commence alors pour lui une longue captivité en Allemagne, qui va durer plus de deux ans et demi. Détenu comme prisonnier de guerre, de Gaulle ne renonce pas pour autant à se comporter en soldat indomptable. Il tente pas moins de cinq évasions successives, dans l’espoir de reprendre le combat, mais à chaque fois il est repris par l’ennemi. En raison de son indiscipline tenace, il est même envoyé dans une forteresse spéciale, un camp de représailles réservé aux prisonniers considérés comme les plus récalcitrants. Cette période d’inactivité forcée est pour lui un supplice moral : privé d’action, il ressent son sort comme une « inutilité amère » selon ses propres mots. Pour tromper l’ennui et rester intellectuellement actif, le capitaine de Gaulle organise, au sein de sa prison, de véritables conférences pour ses camarades détenus, analysant le déroulement des opérations militaires et tirant des enseignements stratégiques de la guerre en cours. Cette démarche illustre son tempérament réfléchi et studieux, même en captivité. Finalement libéré à l’armistice du 11 novembre 1918, Charles de Gaulle sort de la Grande Guerre avec trois blessures, une Croix de guerre et une farouche envie de rattraper le « temps perdu » pour servir la France.
En 1919, à peine rentré de captivité, le capitaine de Gaulle se porte volontaire pour une mission militaire à l’étranger. Il est envoyé en Pologne en tant qu’instructeur dans la force française qui assiste l’armée polonaise naissante face à l’offensive de l’Armée rouge bolchévique. De Gaulle participe ainsi, aux côtés des Polonais, à la guerre soviéto-polonaise de 1919-1920. Cette expérience sur un autre théâtre d’opérations élargit ses horizons stratégiques et lui vaut la reconnaissance de la Pologne (il y recevra la Virtuti Militari, une haute distinction polonaise). De retour en France en 1921, Charles de Gaulle se marie à Calais avec Yvonne Vendroux, qui restera sa fidèle compagne jusqu’à la fin de sa vie. Le couple aura trois enfants (Philippe, Élisabeth et Anne), et de Gaulle, homme réservé dans le privé, trouvera auprès de sa famille un équilibre et un soutien indéfectible. La même année, il est admis à l’École supérieure de guerre (1922), l’école d’état-major où il se forme aux hautes études militaires et se fait remarquer par ses qualités intellectuelles.
Durant les années 1920 et 1930, de Gaulle poursuit une carrière militaire exemplaire tout en développant une pensée originale sur la stratégie et le rôle de l’armée dans la nation. Il sert notamment au Secrétariat général de la Défense nationale à Paris à partir de 1931, ce qui lui permet de se familiariser avec les arcanes de l’appareil d’État. Parallèlement, il enseigne un temps à l’École de guerre et fréquente le cercle d’officiers gravitant autour du maréchal Pétain, alors auréolé de son prestige de Verdun. De Gaulle gagne la confiance de Pétain qui préface l’un de ses premiers ouvrages. En effet, Charles de Gaulle prend la plume et publie plusieurs essais où transparaît sa vision du commandement et de la stratégie. Dans « La Discorde chez l’ennemi » (1924), il analyse les faiblesses de l’Allemagne vaincue en 1918. Puis dans « Le Fil de l’épée » (1932), il s’interroge sur les qualités du chef militaire, exaltant la volonté et le caractère chez les « grands hommes ». Enfin, son ouvrage le plus retentissant, « Vers l’armée de métier » (1934), prône une réforme profonde de l’outil militaire français. De Gaulle y préconise l’abandon du recrutement exclusivement basé sur le service militaire universel et la constitution d’une armée de soldats professionnels, fortement motorisée et dotée de chars d’assaut en masse – un corps blindé puissant qui pourrait mener des offensives décisives. À contre-courant de la doctrine défensive dominante en France à l’époque (repliée derrière la Ligne Maginot), ses idées rencontrent peu d’écho parmi les hauts gradés conservateurs. Elles susciteront même méfiance et sarcasmes dans l’entourage du commandement, où on le surnomme ironiquement le « colonel Motor » pour son obsession des blindés. Pourtant, ce sont bien des doctrines similaires d’emploi de divisions cuirassées et d’attaques rapides qui feront le succès de la Blitzkrieg allemande en 1940, ce que de Gaulle avait lucidement anticipé.
Malgré la froideur de sa hiérarchie, Charles de Gaulle continue d’avancer. En 1937, il est promu colonel et se voit confier le commandement du 507ᵉ Régiment de Chars de Combat à Montigny-lès-Metz. Pour lui, c’est l’occasion de mettre en pratique ses théories sur le terrain, à la tête d’une unité mécanisée. Durant les manœuvres, il n’hésite pas à tester des tactiques d’emploi autonome des chars, parfois en bravant le règlement, ce qui lui vaut l’hostilité de certains supérieurs plus traditionnels – notamment du général Henri Giraud, alors gouverneur militaire de Metz, qui désapprouve ses méthodes novatrices. Cette opposition entre de Gaulle et Giraud préfigure ironiquement leur rivalité politique de quelques années plus tard. Quoi qu’il en soit, lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate en septembre 1939, le colonel de Gaulle est prêt à assumer des responsabilités importantes. En septembre 1939, il prend le commandement par intérim des forces de chars de la 5ᵉ Armée française en Alsace. Il adresse même en janvier 1940 un mémorandum intitulé « L’Avènement de la force mécanique » à de hautes personnalités civiles et militaires, renouvelant en pleine guerre son plaidoyer pour une stratégie offensive basée sur les blindés. Ses avertissements restent lettre morte. Cependant, l’effondrement rapide de la France au printemps 1940 va paradoxalement offrir à de Gaulle l’occasion de mettre en œuvre ses idées et de se révéler sur le devant de la scène.
Appel du 18 juin 1940 et Seconde Guerre mondiale
En mai 1940, la Wehrmacht lance une offensive fulgurante contre la France. Face à l’invasion allemande, Charles de Gaulle, tout juste promu général de brigade à titre temporaire le 25 mai 1940, se voit confier le commandement d’une unité de blindés, la 4ᵉ division cuirassée (4ᵉ DCR). À la tête de ses chars, il mène l’une des rares contre-offensives françaises notables de la campagne. Le 17 mai 1940, lors de la bataille de Montcornet dans l’Aisne, de Gaulle lance une attaque audacieuse contre les colonnes allemandes. Sans soutien aérien ni artillerie suffisants, son action ne peut inverser le sort de la bataille, mais elle parvient à désorganiser momentanément l’ennemi. Quelques jours plus tard, fin mai, il s’illustre de nouveau en stoppant provisoirement les troupes allemandes à Abbeville, en Picardie. Ces succès tactiques, bien que limités dans une débâcle générale, attirent l’attention sur cet officier qui ose encore contre-attaquer. Le président du Conseil Paul Reynaud, appréciant son énergie, l’appelle au gouvernement : le 6 juin 1940, Charles de Gaulle entre au gouvernement comme sous-secrétaire d’État à la Défense nationale et à la Guerre, chargé de la coordination militaire avec les Britanniques. À 49 ans, ce général relativement jeune et fraîchement promu accède ainsi aux cercles du pouvoir en pleine tourmente.
Cependant, la situation militaire se détériore rapidement. Le 10 juin 1940, Paris est déclarée ville ouverte et le gouvernement se replie à Bordeaux. De Gaulle effectue des allers-retours entre la France et l’Angleterre pour tenter de maintenir l’alliance franco-britannique dans la lutte. Le 9 juin, il rencontre à Londres le Premier ministre Winston Churchill pour plaider la cause de la poursuite du combat. Mais en France, le moral s’effondre. Le 16 juin 1940, Paul Reynaud démissionne sous la pression des défaitistes, et le maréchal Pétain – héros vieillissant de 14-18 acquis à l’armistice – est appelé à former un nouveau gouvernement. Pétain demande immédiatement aux Allemands de cesser le combat et s’apprête à signer la capitulation. Informé de cette décision qu’il juge inacceptable, de Gaulle prend alors une décision qui va changer le cours de sa vie et celui du pays : il refuse la défaite et choisit l’exil pour continuer la lutte.
Le 17 juin 1940, de Gaulle s’envole clandestinement pour Londres à bord d’un avion britannique (avec l’aide du général Spears, envoyé de Churchill). Dès son arrivée, il obtient du gouvernement britannique l’autorisation de parler à la radio. Le lendemain, 18 juin 1940, depuis le studio de la BBC à Londres, le général de Gaulle s’adresse aux Français au micro de « Radio Londres ». Son message, diffusé ce soir-là, restera dans l’Histoire sous le nom de l’Appel du 18 Juin.
Le général de Gaulle lançant son appel à la BBC depuis Londres, le 18 juin 1940. Cet appel radiophonique, vibrant et déterminé, exhorte les Français à ne pas cesser le combat aux côtés des Alliés et à poursuivre la guerre contre l’Allemagne nazie malgré la capitulation du gouvernement Pétain. De Gaulle déclare notamment que « la France a perdu une bataille, mais la France n’a pas perdu la guerre », et appelle tous les militaires, ingénieurs et ouvriers français à le rejoindre pour continuer la résistance. Bien que peu de Français aient entendu en direct ce message (la BBC n’était pas largement captée, et l’enregistrement original du 18 juin n’a pas été conservé), l’Appel du 18 Juin est relayé par la presse britannique et quelques médias, puis rediffusé par écrit le 19 juin. Son importance symbolique est immense : c’est l’acte fondateur de la France libre, cette France rebelle refusant la défaite, dont de Gaulle va prendre la tête. En quelques phrases, le général inconnu du grand public est devenu la voix de la résistance française à l’occupation nazie.
Dans les semaines qui suivent, Charles de Gaulle s’attache à donner corps à cette France libre qu’il a proclamée. Le 28 juin 1940, le Premier ministre Churchill et le gouvernement britannique reconnaissent officiellement le général de Gaulle comme « chef des Français libres ». De Gaulle installe son quartier général à Londres et commence l’organisation politique et militaire de la France libre. Il constitue d’abord une petite force armée avec les volontaires qui l’ont rejoint : ce seront les Forces françaises libres (FFL), composées de soldats évadés, de marins en exil et de troupes coloniales venues d’outre-mer. Quelques territoires de l’Empire colonial choisissent en effet de rallier la France libre, à commencer par les possessions en Afrique équatoriale française (AEF) dès l’été 1940. Le Cameroun, le Congo, le Tchad et l’Oubangui-Chari répondent à l’appel de de Gaulle, tandis que d’autres colonies (comme l’Afrique occidentale française, l’Indochine ou l’Afrique du Nord) restent fidèles au régime de Vichy dans un premier temps. Pour doter la France libre d’une légitimité politique, de Gaulle met en place à Londres un organe de direction : le Comité National Français (CNF), sorte de gouvernement français en exil. Aux côtés de juristes comme René Cassin et de quelques personnalités, il structure ce comité qui plus tard évoluera en Comité Français de Libération Nationale (CFLN) en 1943.
Le chemin est ardu, car le général doit s’imposer face à de multiples obstacles. Sur le plan intérieur, il est condamné à mort par contumace par le régime de Vichy en août 1940 pour trahison. En externe, il doit convaincre les Alliés de la légitimité de la France libre. Les Américains, en particulier, restent longtemps méfiants à son égard et ne le reconnaîtront officiellement qu’en 1944. De Gaulle doit également affronter des oppositions parmi les Français hors de métropole : en septembre 1940, sa tentative de rallier Dakar (Sénégal), tenue par Vichy, échoue militairement. Néanmoins, il persévère et parvient petit à petit à unifier les forces françaises dissidentes.
À partir de 1941-1942, de Gaulle tisse des liens plus étroits avec la Résistance intérieure qui s’organise en métropole. Conscient qu’il faut coordonner les réseaux dispersés de résistants opérant en France occupée, il envoie en 1942 son émissaire Jean Moulin en mission. Celui-ci réussit à fédérer les principaux mouvements de résistance au sein du Conseil National de la Résistance (CNR), créé en mai 1943, qui reconnaît l’autorité de de Gaulle sur la Résistance unifiée. C’est une grande victoire politique pour de Gaulle, qui a compris que son leadership sera d’autant plus légitime qu’il pourra s’appuyer sur ceux qui luttent sur le sol français contre l’occupant nazi et contre le régime de Vichy.
En 1943, un tournant se produit avec les événements d’Afrique du Nord. Après l’opération Torch (débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942), les territoires d’Algérie et du Maroc passent sous contrôle allié, évincant Vichy. De Gaulle se rend à Alger en 1943, mais il doit composer un temps avec un autre chef militaire français, le général Henri Giraud, soutenu par les Américains. Les deux hommes co-président brièvement le Comité Français de Libération Nationale, mais de Gaulle parvient progressivement à écarter Giraud et à s’imposer comme seul chef politique. Le CFLN, présidé par de Gaulle à Alger, devient de facto le gouvernement en exil de la France en guerre. En juin 1944, à la veille du Débarquement de Normandie, de Gaulle rebaptise le CFLN en Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), affirmant ainsi la continuité de la République au-delà de Vichy, et il en assume la présidence.
Lorsque les Alliés débarquent en Normandie le 6 juin 1944, de Gaulle, initialement tenu à l’écart des préparatifs par les Américains, insiste pour que la France libre soit partie prenante de la libération du territoire. Il obtient que les unités françaises libres (notamment la 2ᵉ Division blindée du général Leclerc) participent aux combats de libération. De Gaulle lui-même débarque en Normandie le 14 juin 1944, quelques jours après le D-Day, et s’installe à Bayeux. Il y prononce son fameux discours de Bayeux (16 juin 1944), où il énonce déjà sa vision d’une future France avec un exécutif fort – préfigurant la constitution qu’il proposera après la guerre.
Le 25 août 1944, Paris est libérée par les résistants parisiens et la 2ᵉ DB du général Leclerc. De Gaulle entre triomphalement dans la capitale libérée. Le lendemain, 26 août, il descend les Champs-Élysées acclamé par une foule immense, dans une scène devenue iconique de la Libération de Paris. Le même jour, à l’hôtel de ville de Paris, il prononce un discours resté célèbre : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! ». Par ces mots, il rend hommage au peuple parisien et affirme la renaissance de la France libre. La dimension symbolique est forte : en reprenant possession de la capitale, de Gaulle montre au monde que la France, bien que blessée, se tient de nouveau debout aux côtés des vainqueurs. Dès septembre 1944, de Gaulle forme à Paris un gouvernement d’unité nationale rassemblant résistants, gaullistes, communistes et autres sensibilités, affirmant ainsi sa volonté d’unir le pays.
La France libre et le Gouvernement provisoire (1940-1946)
Grâce à son inlassable action entre 1940 et 1944, Charles de Gaulle a réussi le pari de replacer la France dans le camp des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Malgré les réticences initiales des Alliés, il a imposé le GPRF comme le gouvernement légitime de la France libérée. En octobre 1944, enfin, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’URSS reconnaissent officiellement le Gouvernement provisoire de de Gaulle comme l’autorité légitime en France. Cette reconnaissance tardive (bien après la Libération de Paris) vient entériner la victoire politique de de Gaulle : la France, grâce à lui, est traitée comme l’une des puissances victorieuses, membre permanent du futur Conseil de sécurité de l’ONU, malgré l’effondrement de 1940.
À la tête du Gouvernement provisoire (GPRF) basé à Paris, le général de Gaulle s’attelle à relever un pays exsangue. Sa priorité est de restaurer l’autorité de l’État républicain et d’éviter le chaos ou la guerre civile. Il parvient à dissoudre les milices vichystes et à intégrer les Forces françaises de l’Intérieur (les combattants résistants) au sein de la nouvelle armée française régulière. Sous son impulsion, l’épuration des collaborateurs se met en place – contrôlée pour éviter les règlements de comptes anarchiques. De Gaulle veille aussi à instaurer des réformes majeures inspirées par le programme du CNR : c’est à cette époque que sont posées les bases de l’État-providence moderne en France, avec la création de la Sécurité sociale en octobre 1945 pour protéger les citoyens des risques de la vie (maladie, chômage, vieillesse). Sur le plan économique, son gouvernement lance un ambitieux plan de redressement et de nationalisations (des banques, de l’énergie, des transports) afin de reconstruire le pays ruiné par la guerre.
Parallèlement, de Gaulle doit gérer les aspirations démocratiques retrouvées. Dès la Libération, il rétablit la légalité républicaine – la République n’ayant jamais cessé d’exister à ses yeux malgré la parenthèse de Vichy. Des élections municipales ont lieu en avril 1945, puis un référendum en octobre 1945 aboutit à l’élection d’une Assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle constitution. De Gaulle lui-même, auréolé de son prestige de libérateur, jouit alors d’une popularité immense. Toutefois, il se méfie des combinaisons politiciennes et de l’instabilité parlementaire qui avaient caractérisé la IIIᵉ République. Son expérience l’a convaincu que la France a besoin d’un exécutif fort pour conduire son destin. Le 16 juin 1946, en déplacement à Bayeux (Calvados), il prononce un discours programmatique important (le discours de Bayeux). Dans ce texte, de Gaulle expose sa vision institutionnelle : il préconise une république dotée d’un pouvoir exécutif stable et puissant, équilibré par un Parlement bicaméral, afin d’éviter le retour aux errements des régimes d’assemblée. Ces idées – ignorées sur le moment – serviront de matrice douze ans plus tard pour la Constitution de la Ve République.
En attendant, les enjeux d’après-guerre vont placer de Gaulle en porte-à-faux avec la classe politique. L’Assemblée constituante, dominée par les partis (notamment les communistes, les socialistes de la SFIO et les démocrates-chrétiens du MRP), travaille sur un projet de constitution qui établit un régime parlementaire classique. De Gaulle s’inquiète de voir renaître le « régime des partis » qu’il exècre, c’est-à-dire des coalitions instables négociant des compromis au détriment, selon lui, de l’efficacité de l’État. Le 20 janvier 1946, constatant qu’il n’a plus la confiance totale des partis et en désaccord sur la conception de l’État, le général de Gaulle démissionne spectaculairement de la présidence du Gouvernement provisoire. Cette décision claque comme un coup de tonnerre politique. Il quitte volontairement le pouvoir, estimant ne pas disposer des moyens d’appliquer sa vision pour la France, plutôt que de cautionner une orientation institutionnelle qu’il réprouve. Ce départ brusqué marque le début d’une période d’éclipse pour de Gaulle.
En son absence, la IVᵉ République est instituée en 1946 avec un régime parlementaire où le pouvoir exécutif est affaibli. De Gaulle, lui, entame ce qu’il appellera plus tard sa « traversée du désert », une décennie au cours de laquelle il se tient en retrait de la vie politique officielle, sans cesser d’observer attentivement les affaires du pays.
« Traversée du désert » (retrait de la vie politique, 1946-1958)
Après son départ en 1946, Charles de Gaulle se retire dans sa propriété de Colombey-les-Deux-Églises, un petit village de Haute-Marne. À 55 ans, le héros de la Libération se met en retrait, mais sans abandonner ses idées pour la France. Dans l’immédiat, il mène une vie plus discrète, partageant son temps entre l’écriture de ses mémoires, la gestion de son mouvement politique naissant et l’observation critique de la IVᵉ République.
Dès 1947, de Gaulle décide en effet de rester présent dans le débat public en créant un nouveau parti politique : le Rassemblement du Peuple Français (RPF). Lancé en avril 1947, le RPF se veut un vaste mouvement au-dessus des clivages partisans traditionnels, destiné à rassembler les Français autour des idées gaullistes. Le parti connaît des débuts fulgurants : des centaines de milliers d’adhérents affluent, attirés par le prestige du Général et par son discours critique envers le régime des partis. Aux élections municipales de 1947, le RPF obtient d’excellents résultats, s’emparant de nombreuses mairies. De Gaulle entend utiliser cette force populaire pour faire pression sur les institutions et promouvoir sa réforme de l’État. Le RPF milite notamment pour un renforcement du pouvoir exécutif et pour limiter l’emprise des partis sur la politique nationale. Cependant, aux élections législatives de 1951, le RPF ne réalise pas le triomphe escompté – bien qu’il devienne le premier parti en voix, il reste isolé politiquement car aucun des autres grands partis (SFIO, MRP, radicaux, etc.) n’accepte d’alliance durable avec lui. L’establishment de la IVᵉ République se méfie de de Gaulle, perçu comme un homme providentiel tentant de contourner les partis.
Face à l’érosion électorale et aux difficultés d’influence, de Gaulle choisit progressivement de mettre le Rassemblement en sommeil à partir de 1953. Beaucoup de Français semblent fatigués du discours d’opposition permanente du RPF, et le Général lui-même rechigne aux compromis politiciens nécessaires pour conquérir le pouvoir parlementaire. En 1953, les députés RPF commencent à se disperser et de Gaulle suspend les activités de son mouvement. Il entame alors la phase la plus effacée de sa traversée du désert. Pendant quelques années, il n’intervient presque plus dans le débat public.
Installé à Colombey, il mène une existence simple, loin des projecteurs, cultivant son jardin et recevant quelques fidèles à La Boisserie (le nom de sa propriété). Il en profite surtout pour coucher sur le papier le récit de son épopée passée. De 1954 à 1959, Charles de Gaulle publie en trois volumes ses « Mémoires de guerre », une œuvre littéraire dans laquelle il relate avec panache son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces mémoires connaissent un grand succès de librairie, contribuant à forger la légende gaullienne et à installer son image dans la postérité. L’écriture occupe ainsi le retraité de Colombey, qui suit par ailleurs avec une attention soutenue l’actualité politique nationale et internationale, prêt à sortir du silence si les intérêts supérieurs de la France le commandent.
Or, durant ces années 1950, la IVᵉ République s’enfonce dans l’instabilité et doit affronter des défis majeurs, au premier rang desquels la question de l’Empire colonial français. Après la perte de l’Indochine en 1954 (bataille de Diên Biên Phu) et le début de la guerre d’Algérie la même année, le régime vacille. La guerre d’Algérie, déclenchée le 1ᵉʳ novembre 1954 par l’insurrection du FLN, s’éternise et divise profondément la société française. Les gouvernements successifs de la IVᵉ République peinent à trouver une issue à ce conflit qui devient de plus en plus impopulaire et coûteux, tout en engendrant une vive tension entre partisans de l’Algérie française et tenants d’une solution négociée. L’armée française elle-même est ébranlée par cette guerre, qui dégénère en violence et en torture, notamment après l’insurrection des Français d’Algérie en mai 1958.
Beaucoup de responsables politiques, de militaires et de citoyens commencent alors à penser que seul le général de Gaulle – figure légendaire de l’unité nationale – pourrait résoudre la crise. Son nom revient dans les conversations, comme une sorte de recours ultime face au chaos grandissant. De Gaulle, de son côté, demeure volontairement évasif. Officiellement, il reste fidèle à sa retraite, déclarant qu’il n’interviendra que « si les Français le désirent et si les circonstances l’exigent ». En privé, il se tient prêt. Il a déjà réfléchi depuis longtemps aux institutions qu’il voudrait donner à la France s’il revenait au pouvoir. Il conserve autour de lui un réseau d’anciens du RPF et de fidèles (comme Jacques Soustelle, Jacques Chaban-Delmas, Georges Pompidou…) qui pourraient l’aider le moment venu.
Ce moment décisif arrive en mai 1958. La situation en Algérie française met le feu aux poudres. Le 13 mai 1958, à Alger, des manifestants européens (colons) et militaires favorables à l’Algérie française prennent d’assaut le siège du gouvernement général. Une sorte d’insurrection se déclenche : un Comité de salut public est formé à Alger par le général Massu puis le général Salan, réclamant un gouvernement de “salut public” en métropole et faisant planer la menace d’une intervention militaire sur Paris. Ces partisans de l’Algérie française, hostiles à toute négociation avec le FLN, cherchent un homme fort. Ils se tournent naturellement vers de Gaulle, perçu à tort comme un allié de leur cause du fait de son prestige militaire et de son nationalisme. Le 15 mai 1958, le général Salan lance publiquement un appel à Charles de Gaulle pour qu’il prenne la tête du pays.
Dans la métropole, l’émotion est intense. Certains redoutent un putsch militaire et une guerre civile. Sous la pression, le président de la République, René Coty, en appelle lui aussi au seul « homme providentiel » qu’il voit capable de restaurer l’ordre. Coty déclare vouloir faire appel « au plus illustre des Français » pour former un gouvernement. Le Général de Gaulle sort alors de son silence. Le 19 mai 1958, lors d’une conférence de presse très attendue, il affirme être “prêt à assumer les pouvoirs de la République”, tout en se défendant de vouloir instaurer une dictature. Il proclame notamment : « J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays », rassurant ainsi sur ses intentions républicaines. Ces paroles sont un signal : de Gaulle est disposé à revenir aux affaires, à condition que ce soit dans le respect de la légalité et pour sauver le pays du naufrage.
Retour au pouvoir et naissance de la Ve République (1958-1959)
Fin mai 1958, les institutions de la IVᵉ République sont en pleine déliquescence, incapables de former un gouvernement stable alors que la crise algérienne s’aggrave. Le 29 mai 1958, le président René Coty joue son va-tout : il charge officiellement le général de Gaulle de constituer un nouveau gouvernement, déclarant aux parlementaires qu’il « fait appel au plus illustre des Français » dans ces circonstances critiques. Le Parlement, conscient qu’il n’a plus d’alternative crédible et sous la pression de l’opinion, accorde sa confiance à de Gaulle. Le 1ᵉʳ juin 1958, Charles de Gaulle est investi président du Conseil (Premier ministre) de la France – ce sera le dernier chef de gouvernement de la IVᵉ République. Il forme aussitôt un gouvernement d’union nationale comprenant des personnalités de divers horizons (y compris d’anciens opposants gaullistes, des technocrates et des militaires). L’Assemblée lui vote les pleins pouvoirs pour six mois ainsi que l’habilitation exceptionnelle de rédiger une nouvelle Constitution.
Commence alors un été décisif où de Gaulle, revenu au pouvoir dans un contexte quasi insurrectionnel, va refonder la République. Durant l’été 1958, en à peine quelques semaines, son gouvernement élabore une nouvelle loi fondamentale, guidé par les principes énoncés par le Général à Bayeux en 1946. Avec l’aide de juristes comme Michel Debré, il dessine les institutions de la Ve République. Cette nouvelle constitution prévoit un exécutif fort, incarné par un Président de la République doté de prérogatives élargies (dont le droit de dissoudre l’Assemblée, de recourir au référendum, et des pouvoirs exceptionnels en cas de crise) tout en maintenant un gouvernement responsable devant le Parlement. Le chef de l’État n’est plus une figure honorifique mais le véritable arbitre de la nation, garant de ses intérêts supérieurs. En parallèle, la nouvelle constitution limite l’instabilité ministérielle par un mode de scrutin et des règles de procédure consolidant les majorités. Ce texte, présenté officiellement aux Français le 4 septembre 1958 (sur l’emplacement même où fut proclamée la IIIᵉ République en 1870, dans un souci de filiation historique), est soumis à référendum le 28 septembre 1958. Le résultat est sans appel : 79,2 % des votants approuvent la Constitution de la Ve République. L’adhésion massive du peuple français donne à de Gaulle une légitimité populaire incontestable pour inaugurer le nouveau régime. Notons qu’à l’occasion de ce référendum, l’immense majorité des territoires d’outre-mer votent également en faveur de la nouvelle constitution, à l’exception notable de la Guinée de Sékou Touré, qui choisit le « non » et obtient ainsi son indépendance immédiate.
La Ve République étant établie, reste à en désigner le premier Président. De Gaulle, qui jusqu’ici n’était que chef du gouvernement, se porte candidat à la présidence de la République. Le mode de scrutin prévu en 1958 est encore un suffrage universel indirect (par un collège de grands électeurs). Le 21 décembre 1958, Charles de Gaulle est élu Président de la République française pour un mandat de sept ans, recueillant 78 % des voix des grands électeurs. Il devient simultanément le président de la nouvelle Communauté française, association créée par la constitution liant la France et les territoires d’outre-mer qui n’ont pas encore opté pour l’indépendance. Le 8 janvier 1959, de Gaulle prend officiellement ses fonctions de chef de l’État, ouvrant ainsi la longue séquence de son présidentiat (1959-1969). À près de 68 ans, le « salut public » qu’il a incarné en 1958 s’est mué en un pouvoir régulier, légal et réformé à son image.
Dès son retour au pouvoir, de Gaulle s’attelle à la tâche la plus urgente selon lui : régler le problème algérien qui empoisonne la République. En arrivant, il avait prononcé à Alger le 4 juin 1958 un ambigu « Je vous ai compris » devant les foules d’Européens d’Algérie en liesse, sans préciser quelle politique il mènerait. Beaucoup de colons et de militaires ultras avaient cru voir en de Gaulle leur champion pour garder l’Algérie française. Mais très vite, de Gaulle va déjouer ces attentes : il s’oriente progressivement vers la solution de l’autodétermination des Algériens, c’est-à-dire vers l’indépendance, estimant qu’il s’agit de l’issue la plus réaliste pour la paix et pour l’avenir de la France. Cette évolution, qui s’opère entre 1958 et 1960, constitue l’un des choix les plus cruciaux et difficiles de sa carrière – affrontant de fait les partisans de l’Algérie française qui se sentiront trahis.
Avant de détailler cette crise algérienne, il convient de brosser un tableau de la politique générale menée par de Gaulle au cours de sa présidence.
Présidence de Charles de Gaulle (1959-1969)
Charles de Gaulle exerce la présidence de la République de janvier 1959 à avril 1969, soit pendant une décennie charnière pour la France d’après-guerre. À la tête de l’État, il imprime sa marque en transformant en profondeur tant la politique intérieure que le positionnement international du pays. Son style de gouvernement est à la fois celui d’un patriarche au-dessus des partis, soucieux de l’intérêt national, et d’un réformateur déterminé à assurer la « grandeur de la France » sur la scène mondiale. Sa présidence est jalonnée de grandes réalisations, de décisions controversées parfois, ainsi que de crises majeures qu’il surmontera en consolidant l’autorité de l’État.
Charles de Gaulle en 1961, président de la République française, incarnant le leadership et la grandeur qu’il veut redonner à la France. Durant ses années de pouvoir, le général de Gaulle s’attache d’abord à stabiliser la jeune Ve République et à renforcer l’exécutif. En 1962, estimant nécessaire de renforcer la légitimité démocratique de la fonction présidentielle, il propose une révision constitutionnelle majeure : l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Ce projet se heurte à l’hostilité initiale du Parlement, mais de Gaulle contourne les oppositions en soumettant la réforme directement au peuple par référendum. Le référendum d’octobre 1962 approuve la réforme à 62 % des suffrages, instituant ainsi l’élection présidentielle directe. Cette décision capitale – très critiquée sur le moment – va asseoir durablement la Ve République en créant un lien direct entre le président et la nation. Elle fait du chef de l’État la clé de voûte du régime, doté d’une assise populaire qui le rend moins dépendant des partis.
Parallèlement, de Gaulle et ses gouvernements (Michel Debré puis Georges Pompidou à partir de 1962) conduisent un certain nombre de réformes intérieures importantes. Sur le plan économique, la France connaît sous sa présidence une croissance forte et soutenue, s’inscrivant dans la période des Trente Glorieuses. De Gaulle modernise l’économie tout en affirmant une vision interventionniste de l’État. Il dote la France d’un nouveau franc (le « franc lourd » en 1960) pour stabiliser la monnaie et maîtriser l’inflation. Son gouvernement lance de grands projets industriels et technologiques, misant sur l’indépendance nationale : développement du programme nucléaire civil (avec la construction de centrales atomiques) et militaire (bombe atomique française testée avec succès en février 1960), création d’une industrie aéronautique de pointe (avion supersonique Concorde, lanceur spatial Diamant, etc.), et promotion de grands champions industriels (électronique, automobile, etc.). De Gaulle encourage également l’aménagement du territoire (datant des premières politiques de décentralisation économique, comme la création de villes nouvelles et la planification de pôles industriels en province).
Sur le plan social, la présidence gaullienne est marquée par une relative paix sociale jusqu’en 1968, grâce au plein emploi et à l’amélioration progressive du niveau de vie. Toutefois, il est conscient des inégalités et commence à promouvoir l’intéressement des travailleurs aux résultats de l’entreprise, une idée gaulliste visant à associer les salariés aux bénéfices pour atténuer la lutte des classes (ordonnances de 1967). De Gaulle pose ainsi les jalons de la participation, un concept qui lui est cher pour renouveler le capitalisme français dans un sens plus social. Mais ces initiatives restent limitées, et en fin de décennie des mécontentements étudiants et ouvriers éclateront, révélant que la modernisation gaullienne n’a pas répondu à toutes les aspirations d’une société en mutation.
Politique intérieure et réformes
En politique intérieure, de Gaulle cherche à restaurer l’autorité de l’État et la continuité de l’action publique. Les institutions de la Ve République qu’il a façonnées lui permettent de gouverner avec des majorités parlementaires solides. Après les législatives de 1958, son parti (l’Union pour la Nouvelle République, UNR) et ses alliés occupent une position centrale. En 1962, suite au succès du référendum sur l’élection du Président au suffrage universel, une crise politique éclate : de Gaulle, en désaccord avec l’Assemblée, dissout celle-ci. Les élections législatives qui suivent, en novembre 1962, donnent une large victoire aux gaullistes, renforçant encore son pouvoir. Désormais, le Général dispose d’un Parlement acquis à ses orientations.
De Gaulle promeut un style de gouvernance très personnel : il pratique les grandes conférences de presse télévisées et les voyages en province où, campé sur sa stature, il s’adresse directement aux Français. Il n’hésite pas à recourir au référendum pour trancher des questions majeures, estimant qu’au-delà des partis, le peuple est la source de la légitimité. Outre celui de 1962, il convoquera un référendum en 1969 sur la réforme du Sénat et la régionalisation, liant son sort à la réponse des électeurs.
Soucieux de l’indépendance de la justice et de l’ordre public, de Gaulle renforce les moyens de l’État. Il crée en 1963 la Cour de Sûreté de l’État (juridiction d’exception pour juger les atteintes à la sûreté de l’État, utilisée contre l’OAS notamment). Il développe les forces de l’ordre modernes (en 1966 est créée la Délégation au renseignement). Cependant, globalement, l’ère gaullienne est politiquement stable : les gouvernements, emmenés par Georges Pompidou de 1962 à 1968, durent longtemps, rompant avec l’instabilité chronique d’autrefois.
En matière de culture et d’éducation, de Gaulle s’appuie sur son ministre André Malraux pour lancer une politique culturelle ambitieuse, visant à « réveiller l’âme de la France ». Des maisons de la culture émergent, le patrimoine national est mis en valeur. L’éducation connaît de vastes réformes sous le ministre Christian Fouchet (loi d’orientation scolaire de 1963) afin de démocratiser l’enseignement secondaire dans un contexte de boom démographique des « baby-boomers ». L’université tente de s’ouvrir à plus d’étudiants, mais ces changements ne sont pas suffisamment anticipés, ce qui conduira à la crise étudiante de 1968.
En somme, sur le plan intérieur, la France gaullienne des années 60 est en plein essor économique et modernisation technologique, sous l’égide d’un État fort. Mais cette période voit aussi monter de nouvelles aspirations sociales et culturelles (jeunesse, nouvelles valeurs) auxquelles le régime, jugé un peu paternaliste et autoritaire, s’adapte mal – jusqu’à l’explosion de Mai 68.
Politique étrangère et vision internationale
Si de Gaulle mène de nombreux changements en France, c’est sur la scène internationale qu’il déploie avec éclat sa vision de l’indépendance nationale et du rang de la France. Sa politique étrangère, souvent qualifiée de « politique de grandeur », vise à rendre à la France son influence mondiale, libre de toute tutelle, dans un contexte dominé par la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS.
La première urgence extérieure, dès son retour, concerne l’Empire colonial. De Gaulle va présider à la décolonisation de la plupart des colonies françaises, dans le contexte de l’après-guerre et de la montée des mouvements nationalistes. Après l’indépendance de la Tunisie et du Maroc en 1956 (avant lui), c’est surtout le dossier de l’Algérie qui est crucial. Ce territoire algérien, département français peuplé de millions de musulmans et de plus d’un million de Français d’origine européenne (les pieds-noirs), est en proie à une guerre d’indépendance depuis 1954.
Lorsque de Gaulle revient au pouvoir en 1958, beaucoup espèrent qu’il va maintenir l’Algérie française par la force. Lui-même reste d’abord ambigu, multipliant les déclarations susceptibles de rassurer chaque camp. En octobre 1958, il offre au FLN la « paix des braves », c’est-à-dire la possibilité pour les combattants algériens de déposer les armes sans représailles, en échange d’une pacification – mais cette offre est rejetée par le FLN. Puis, progressivement, il fait évoluer la position officielle française. Dans un discours historique le 16 septembre 1959, de Gaulle propose ouvertement l’autodétermination au peuple algérien, c’est-à-dire le choix libre entre trois options : la sécession (indépendance), la francisation complète, ou l’association. C’est un tournant majeur : pour la première fois, le chef de l’État envisage publiquement l’indépendance de l’Algérie si telle est la volonté des Algériens. Cette annonce soulève l’espoir du côté algérien, mais provoque la fureur des partisans de l’Algérie française, qui crient à la trahison.
Pour appuyer sa démarche, de Gaulle consulte le peuple français. En janvier 1961, il organise un référendum en métropole sur l’autodétermination en Algérie : les Français approuvent à 75 % cette orientation, donnant les mains libres au gouvernement pour engager des négociations avec le FLN.
Les extrémistes pieds-noirs et certains militaires refusent cependant ce qu’ils considèrent comme un abandon. En avril 1961, quatre généraux partisans de l’Algérie française (Challe, Jouhaud, Salan, Zeller) tentent un putsch à Alger, prenant le contrôle de la ville. De Gaulle réagit fermement, s’adressant à la nation à la télévision dans son uniforme de général, pour dénoncer ce pronunciamiento. « Françaises, Français, aidez-moi ! » lance-t-il, et il décrète l’état d’urgence. Le putsch échoue en quelques jours : l’armée dans sa grande majorité reste loyale au gouvernement, et les généraux rebelles se rendent ou entrent dans la clandestinité. L’échec du putsch d’avril 1961 marque un point de non-retour : de Gaulle a remporté l’épreuve de force contre les factieux, consolidant son autorité. Mais la violence en Algérie ne faiblit pas pour autant.
Au contraire, à partir de 1961, les partisans de l’Algérie française les plus fanatiques se regroupent dans l’OAS (Organisation de l’Armée Secrète), une organisation clandestine qui multiplie les attentats aussi bien en Algérie qu’en France pour empêcher l’indépendance. De Gaulle devient leur cible privilégiée : plusieurs tentatives d’assassinat sont menées contre lui, la plus célèbre étant celle du Petit-Clamart le 22 août 1962, où sa voiture est mitraillée mais en sort indemne. Malgré ces dangers, de Gaulle ne fléchit pas. Des négociations discrètes avec le FLN aboutissent enfin à un accord de paix.
En mars 1962, le gouvernement français et le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne, émanation du FLN) signent les Accords d’Évian. Ces accords établissent un cessez-le-feu à compter du 19 mars 1962 et prévoient l’organisation d’un référendum d’autodétermination en Algérie. Comme attendu, le référendum de juillet 1962 en Algérie entérine massivement l’indépendance de l’Algérie. De son côté, la France approuve les Accords d’Évian par référendum également (avril 1962, plus de 90 % de oui en métropole). Ainsi, le 3 juillet 1962, l’Algérie est proclamée indépendante, mettant fin à 132 ans de colonisation française. De Gaulle aura donc eu le courage politique de « lâcher l’Algérie » pour le bien de la France, estimant que prolonger la guerre minait le pays et que la décolonisation était inéluctable.
Cependant, la fin de la guerre s’accompagne de drames : l’exode de la quasi-totalité des pieds-noirs (Européens d’Algérie) vers la France métropolitaine – plus de 800 000 rapatriés en quelques mois – et l’abandon tragique des harkis (ces musulmans ayant combattu aux côtés de la France, dont beaucoup seront massacrés en représailles). De Gaulle assume ces conséquences douloureuses, convaincu d’avoir évité le pire (la guerre civile généralisée) et d’avoir dégagé la France d’un conflit sans issue. Une phrase résume son pragmatisme désabusé sur le sujet : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France… » écrira-t-il, et cette « certaine idée » ne pouvait s’accommoder de la prolongation indéfinie d’une guerre coloniale contraire aux valeurs de la République.
Après l’Algérie, de Gaulle poursuit et conclut la décolonisation de l’empire colonial français d’Afrique. En 1960, dans le cadre de la Communauté française, il accompagne à l’indépendance quasiment toutes les colonies d’Afrique subsaharienne : 14 pays d’Afrique noire accèdent à la souveraineté internationale en 1960 (Sénégal, Côte d’Ivoire, Cameroun, Mali, etc.). De Gaulle veille à ce que cela se fasse dans l’ordre et la coopération : la France signe avec ces nouveaux États des accords d’amitié et de défense, posant les bases de ce qui deviendra la « Françafrique ». Dans l’ensemble, la décolonisation gaullienne, hormis l’exception algérienne, se réalise sans heurts majeurs, faisant de la France l’un des premiers empires coloniaux à tourner la page.
Libérée du fardeau colonial, la France sous de Gaulle peut ainsi redéployer une politique étrangère indépendante tous azimuts. Le Général ambitionne de rendre à la France son statut de grande puissance d’équilibre, ni vassale des Américains, ni inféodée aux Soviétiques, et capable de parler au nom d’une certaine vision de l’Europe et du monde.
Il commence par consolider l’outil de puissance : l’arme nucléaire. En février 1960, la France explose sa première bombe atomique dans le Sahara, rejoignant ainsi le club fermé des puissances nucléaires (après les USA, l’URSS et le Royaume-Uni). De Gaulle considère la dissuasion nucléaire comme l’assurance-vie de l’indépendance nationale. Sous son impulsion, la France se dote dans les années 60 de la « force de frappe » complète (bombardiers Mirage IV, puis missiles du plateau d’Albion et sous-marins nucléaires lanceurs d’engins). Cette stratégie lui permet de ne plus dépendre entièrement du parapluie atomique américain en Europe.
Les relations avec les États-Unis, alliés de la guerre mais dont la prépondérance est sans conteste depuis 1945, vont connaître des moments de froideur. Appréciant l’aide américaine mais refusant l’hégémonie, de Gaulle pratique une politique d’indépendance vis-à-vis des blocs. Il souhaite une Europe « européenne », affranchie de la domination américaine. Considérant que l’OTAN, sous direction américaine, limite la souveraineté française, il décide en 1966 de retirer la France du commandement militaire intégré de l’OTAN. Il expulse du sol français les bases et le quartier général allié, tout en restant membre de l’Alliance atlantique sur le plan politique. Ce geste spectaculaire affirme la volonté française de ne pas être subordonnée militairement. De Gaulle ne ménage pas non plus ses critiques à l’égard de la politique américaine dans le monde. En 1964, il prononce depuis Phnom Penh (Cambodge) un discours retentissant où il condamne l’intervention américaine au Vietnam, appelant au règlement du conflit et à la réunification vietnamienne. En 1967, en visite au Canada, il lance le célèbre « Vive le Québec libre ! » à Montréal, suscitant la colère du gouvernement canadien et des États-Unis, mais signifiant son soutien au mouvement nationaliste québécois et, indirectement, défiant l’influence anglo-saxonne en Amérique du Nord. Ces positions lui valent une popularité considérable dans de nombreuses opinions publiques du tiers-monde ou d’Europe, qui voient en lui un champion de la souveraineté des peuples face aux deux grands blocs.
Avec l’Union soviétique, de Gaulle adopte une approche de détente et d’équilibre. Anticommuniste de conviction, il n’en prône pas moins le « dégel » Est-Ouest et la coexistence pacifique. En 1964, il noue des relations diplomatiques avec la Chine populaire de Mao, étant l’un des premiers dirigeants occidentaux à reconnaître Pékin officiellement – un coup de maître diplomatique qui lui confère un prestige en Asie et montre son habileté à jouer sur tous les tableaux. En 1966, il se rend en visite officielle en URSS, où il prône la doctrine de la « Détente, Entente et Coopération » entre la France et le bloc de l’Est. Il propose sa vision d’une « Europe de l’Atlantique à l’Oural », c’est-à-dire une Europe réunissant à terme l’Ouest et l’Est, libérée de la division en blocs et collaborant dans la paix. Cette vision prémonitoire, il la partage avec les dirigeants soviétiques, amorçant un rapprochement franco-soviétique mesuré mais réel.
En Europe de l’Ouest, de Gaulle soutient l’intégration économique commencée dans les années 50, mais il la veut à sa manière. Partisan d’une Europe des nations, il s’oppose à toute structure supranationale trop fédérale qui diminuerait la souveraineté française. S’il appuie la Communauté économique européenne (CEE) créée en 1957, ce n’est que dans la mesure où elle reste un marché commun géré par les États. Ainsi, il s’oppose fermement en 1965 au projet de la Commission européenne d’accroître ses pouvoirs budgétaires : c’est la politique de la « chaise vide » (la France boycotte les institutions communautaires pendant plusieurs mois, bloquant leur fonctionnement) jusqu’à ce que ses exigences soient acceptées (compromis de Luxembourg en 1966). De même, de Gaulle refuse par deux fois l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE (veto français en 1963 et 1967), estimant que la Grande-Bretagne, trop alignée sur les États-Unis, risquerait de servir de « cheval de Troie » américain en Europe. Il souhaite bâtir une Europe européenne, indépendante stratégiquement. En revanche, il renforce la coopération avec l’Allemagne de l’Ouest : avec le chancelier Konrad Adenauer, il scelle la réconciliation franco-allemande par le Traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, qui instaure un partenariat étroit entre Paris et Bonn (rencontres régulières, coopération jeunesse, etc.). Ce couple franco-allemand deviendra l’axe de la construction européenne, même si de Gaulle veille à ce que l’entente reste bilatérale et non diluée dans une Europe fédérale.
Dans le reste du monde, de Gaulle développe une diplomatie active envers le « tiers-monde », cherchant à étendre l’influence française au-delà du seul camp occidental. Il accueille avec bienveillance l’émergence des jeunes États indépendants issus de la décolonisation. Il visite plusieurs pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique, prononçant des discours forts sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et sur la nécessité d’un monde multipolaire équilibré. Cette posture, parfois qualifiée d’« anti-hégémonique », confère à la France une stature morale dans le concert des nations, appréciée de nombreux pays non-alignés.
Globalement, la politique extérieure gaullienne redonne un lustre international à la France, qui semble puncher au-dessus de son poids réel – en s’appuyant sur une diplomatie ingénieuse et sur l’arme nucléaire. Comme l’écrit l’Encyclopædia Universalis, de Gaulle a conféré à la patrie pendant dix ans un poids dans les affaires du monde excédant ses réalités matérielles. C’est exactement l’effet recherché par le Général : que la voix de la France, libre et indépendante, compte dans la marche du monde, héritage de son prestigieux passé.
La fin de la guerre d’Algérie et la décolonisation (1958-1962)
Revenons brièvement sur la crise algérienne pour en résumer le dénouement sous de Gaulle. Comme on l’a vu, de Gaulle a progressivement fait le choix de l’autodétermination et de l’indépendance de l’Algérie, rompant avec le rêve de l’« Algérie française ». Ce choix, s’il a évité l’enlisement, s’est fait au prix d’une confrontation avec une partie de l’armée et des Français d’Algérie.
La tentative de putsch des généraux d’avril 1961 a constitué le point culminant de cette confrontation. De Gaulle l’a déjouée en affirmant son autorité, galvanisant par sa célèbre allocution télévisée les officiers restés loyaux et la population. Après l’échec du putsch, la menace s’est déplacée dans l’ombre avec l’OAS, multipliant les attentats terroristes. Entre 1961 et 1963, l’OAS mène une véritable campagne de terreur, visant aussi bien les partisans de la paix en Algérie que de Gaulle lui-même. Le Général échappe de peu à la mort lors de l’embuscade du Petit-Clamart en banlieue parisienne le 22 août 1962, où les balles sifflent autour de sa DS noire (cette scène sera immortalisée dans le livre et le film « Le Chacal »). Calme et imperturbable, de Gaulle s’en sort indemne, renforçant encore son aura. La riposte de l’État est implacable : les chefs de l’OAS sont traqués, arrêtés ou exilés (le lieutenant-colonel Bastien-Thiry, organisateur de l’attentat, sera fusillé en 1963). La fermeté gaullienne finit par avoir raison de cette organisation clandestine.
Entre-temps, les Accords d’Évian (19 mars 1962) ont permis d’arrêter officiellement les combats avec le FLN. L’indépendance de l’Algérie est actée le 3 juillet 1962. De Gaulle considérait ce dénouement comme la condition pour que la France retrouve la paix civile et puisse se consacrer à son développement. Cependant, le traumatisme laissé par la guerre d’Algérie dans la société française est profond. Des centaines de milliers de rapatriés pieds-noirs débarquent en métropole, désorientés, ressentant parfois rancœur et abandon. De Gaulle leur témoigne une certaine compassion mais reste froid sur le plan politique, estimant qu’il fallait sacrifier l’Algérie pour sauver la France. Quant à l’armée française, elle ressort blessée de cet épisode : une part de ses cadres a rompu le pacte d’obéissance, et l’armée devra se reconstruire sous un nouveau paradigme (celui de la dissuasion nucléaire et de la défense de l’Europe, loin des guerres coloniales).
Avec l’indépendance algérienne, c’est la fin de l’empire colonial français qui s’achève sous de Gaulle. Il aura conduit cette décolonisation avec pragmatisme, préférant accorder l’indépendance aux peuples lorsqu’il jugeait cela inévitable, plutôt que de s’obstiner à maintenir un empire à bout de souffle. Ce faisant, il a transformé la France en une puissance post-coloniale liée à ses anciennes colonies par la coopération plutôt que par la domination. Ce repositionnement stratégique a permis à la France de redéployer son influence autrement, et d’éviter en interne les profondes divisions que causent les guerres coloniales prolongées.
Mai 68 : la contestation étudiante et sociale de 1968
La seconde grande crise a lieu à la toute fin du règne gaullien, en mai 1968, et elle prend de Gaulle par surprise. Au printemps 1968, la France vit en apparence une période prospère, mais la société connait des tensions latentes. Une jeunesse nombreuse afflue dans des universités engorgées, aspirant à plus de liberté et contestant les valeurs traditionnelles. Les ouvriers, malgré le plein emploi, revendiquent de meilleurs salaires et plus de participation. Un fossé générationnel et culturel se creuse entre le pouvoir gaulliste, paternaliste et autoritaire, et la nouvelle génération éprise de changement.
Tout éclate en Mai 1968. Le mouvement démarre début mai par des protestations étudiantes à l’Université de Nanterre et à la Sorbonne (Paris), contre l’autoritarisme de l’institution et pour plus de libertés (mixité dans les résidences universitaires, liberté d’expression, etc.). La répression policière de manifestations étudiantes déclenche une escalade. Bientôt, le Quartier Latin à Paris est le théâtre de violents affrontements de rue entre étudiants et CRS (fameuses nuits des barricades). Les images de voitures brûlées et de jeunes ensanglantés choquent l’opinion. Un élan de sympathie gagne les milieux ouvriers. À partir du 13 mai 1968, une grève générale historique paralyse le pays : jusqu’à 9 millions de grévistes cessent le travail, du jamais vu. Usines, transports, services publics – tout s’arrête. Les syndicats soutiennent le mouvement et formulent des revendications sociales (hausse des salaires, réduction du temps de travail, etc.), tandis que les étudiants occupent les universités et que des comités d’action fleurissent partout, remettant en cause l’ordre établi. C’est une crise révolutionnaire diffuse, une contestation protéiforme du pouvoir gaulliste et de la société de consommation.
Le général de Gaulle, alors âgé de 77 ans, est déconcerté par cette explosion soudaine. Lui qui a géré des crises politico-militaires redoutables se trouve confronté à une révolte populaire aux motivations multiples (sociales, culturelles, politiques) qu’il a du mal à cerner. Durant les premières semaines, son gouvernement, dirigé par Georges Pompidou, tente d’apaiser la situation. Pompidou négocie avec les syndicats les accords de Grenelle (27 mai 1968), qui accordent des augmentations de salaires significatives (notamment +35 % sur le SMIG, ancêtre du SMIC) et divers avantages sociaux. Mais si ces concessions satisfont partiellement les ouvriers, le mouvement étudiant, lui, radicalisé politiquement, rejette Grenelle et poursuit la contestation (des slogans comme « CRS = SS », « Il est interdit d’interdire » témoignent de l’effervescence libertaire de l’époque). Les appels à la démission de de Gaulle se multiplient dans les cortèges. On approche de la crise de régime.
Le 29 mai 1968, coup de théâtre : de Gaulle disparaît brusquement de la capitale, sans prévenir même ses ministres. Pendant plusieurs heures, le pays ignore où est le président, alimentant les rumeurs d’un possible départ du pouvoir. En réalité, de Gaulle s’est envolé secrètement vers Baden-Baden, en Allemagne, pour y rencontrer le général Massu, commandant des troupes françaises stationnées en RFA. Ce déplacement improvisé vise à s’assurer du soutien de l’armée dans le cas où la situation tournerait à l’insurrection. De Gaulle voulait sans doute aussi prendre du recul, réfléchir à froid à la réponse à donner. Son absence momentanée désarçonne aussi les oppositions, qui commencent à se diviser sur la conduite à tenir.
Le 30 mai 1968, de Gaulle revient à Paris et reprend l’initiative de manière spectaculaire. À 16 h 30, il s’adresse aux Français dans une allocution radiotélévisée ferme : il annonce la dissolution de l’Assemblée nationale et la tenue de nouvelles élections législatives pour rétablir l’ordre démocratique. Il fustige les agitateurs et déclare en substance qu’il ne cédera pas : « En cas de défaillance du pouvoir civil, je me tiendrais prêt à assumer… », insinuant qu’il n’hésiterait pas à faire appel à l’armée s’il le fallait. Son ton est résolu, parlant de mettre fin à la “chienlit” – ce terme populaire qu’il utilise pour qualifier le désordre ambiant (il aurait confié en privé « La réforme, oui ; la chienlit, non ! »). Ce discours, attendu par la majorité silencieuse, rassure une grande partie de l’opinion. Immédiatement après, dans la soirée du 30 mai, une immense manifestation de soutien à de Gaulle est organisée sur les Champs-Élysées : près d’un million de personnes défilent pacifiquement en chantant la Marseillaise et en brandissant des drapeaux tricolores, témoignant que le pays réel n’est pas acquis aux révolutionnaires. Ce retournement galvanise le pouvoir gaulliste.
Dès lors, le mouvement de Mai 68 perd de son élan. Progressivement, les étudiants quittent la Sorbonne, les ouvriers reprennent le chemin des usines, encouragés aussi par les concessions obtenues. La dissolution de l’Assemblée permet d’aller aux urnes en juin 1968 : les élections législatives tournent au plébiscite pour de Gaulle, son parti remportant une écrasante majorité (les gaullistes de l’UDR et leurs alliés centristes obtiennent plus des deux-tiers des sièges). La crise politique est résorbée, et de Gaulle sort renforcé en apparence. Toutefois, Mai 68 a laissé des traces. D’abord, psychologiquement, le Général a été ébranlé de voir le peuple – ce peuple dont il se voulait l’incarnation – se soulever en partie contre lui avec des slogans hostiles. Le lien charnel qu’il entretenait avec la nation semble s’être fissuré. Dans les mois qui suivent, il multiplie quelques réformes sociétales pour montrer qu’il a entendu certaines aspirations (par exemple, la loi Edgar Faure réformant l’université en 1968 accorde plus d’autonomie aux facultés et associe étudiants et professeurs à la gouvernance). Il remanie aussi son gouvernement : Georges Pompidou, qui avait géré habilement la crise mais est peut-être devenu trop populaire, est remplacé à la tête du gouvernement par Maurice Couve de Murville en juillet 1968.
Malgré le rétablissement de l’ordre, Mai 68 a marqué un tournant culturel : la société française a entamé sa mutation vers plus de liberté individuelle, d’égalité hommes-femmes, de contestation de l’autorité. De Gaulle, figure tutélaire, apparaît à une partie de la jeunesse comme le symbole d’un patriarcat dépassé. Ce fossé générationnel ne fera que s’accentuer.
Démission et fin de vie (1969-1970)
À la suite des événements de 1968, Charles de Gaulle sent que son époque touche à sa fin. Il a presque 80 ans en 1970, et s’il est toujours intellectuellement alerte, il perçoit que le pays aspire à du changement. Pourtant, fidèle à sa méthode du référendum permettant de consulter directement le peuple, il tente une dernière manœuvre politique d’envergure en 1969.
Au début de l’année 1969, de Gaulle propose un projet de réforme constitutionnelle portant sur deux points : la régionalisation (pour décentraliser quelque peu le pouvoir en créant des régions administratives avec des conseils élus) et la transformation du Sénat (pour en faire une assemblée consultative représentant les collectivités locales et les corps socio-professionnels, au lieu d’un Sénat traditionnel). Ces idées prolongent en fait les aspirations de longue date de de Gaulle pour moderniser l’État et associer davantage la société civile au processus législatif. Il décide de soumettre ce projet au référendum, en liant explicitement son propre sort au résultat : il annonce que s’il n’obtient pas le « oui », il quittera la scène. C’est un pari risqué, car le contenu technique du référendum passionne peu la population, et l’opposition y voit surtout un prétexte pour se débarrasser du fondateur de la Ve République.
Le référendum a lieu le 27 avril 1969. Le résultat tombe : environ 52,4 % des votants rejettent la réforme. C’est la première défaite électorale de de Gaulle. Fidèle à sa promesse et à sa conception de l’honneur politique, il en tire immédiatement les conséquences. Dans la nuit du 27 au 28 avril 1969, Charles de Gaulle annonce sa démission de la présidence de la République, sans fanfare, par un simple communiqué laconique : « Je cesse d’exercer mes fonctions de Président de la République. Cette décision prend effet aujourd’hui à midi. ». Il n’a pas cherché à manœuvrer, ni à temporiser. Le vieux lion quitte dignement l’arène, considérant qu’il a perdu le soutien du pays et qu’il doit s’y soumettre.
Sa démission est un coup de tonnerre mondial, même si elle était largement prévue du fait de son engagement. Le 28 avril 1969 à midi, de Gaulle quitte l’Élysée. Conformément à la Constitution, c’est le président du Sénat, Alain Poher, qui assure l’intérim en attendant de nouvelles élections. Après onze années passées au sommet de l’État, l’homme du 18 Juin se retire définitivement de la vie politique active.
De Gaulle se replie à nouveau dans sa demeure de Colombey-les-Deux-Églises, retrouvant la quiétude de la Haute-Marne. Là, il redevient un simple citoyen, profitant d’une retraite bien méritée. Il s’astreint au silence politique, refusant de commenter l’actualité ou de critiquer ses successeurs (Georges Pompidou est élu président en juin 1969). Il reçoit quelques visites d’amis proches et de fidèles, mais décline poliment les sollicitations publiques. Son occupation principale dans ces derniers mois est l’écriture de la suite de ses Mémoires. Il entame la rédaction des « Mémoires d’espoir », destinées à couvrir sa présidence (après les « Mémoires de guerre » sur la période 1940-1946). Il en achève le premier volume (L’effort, couvrant 1958-1962) et travaille au second (Le renouveau, couvrant 1962-...), dans lequel il compte livrer sa vision de la France et du monde.
Hélas, le destin ne lui laissera pas le temps de terminer cette œuvre. Le 9 novembre 1970, en début de soirée, Charles de Gaulle meurt subitement dans sa maison de Colombey, à l’âge de 79 ans. Il est victime d’une rupture d’anévrisme (ou d’une crise cardiaque foudroyante selon certaines sources) en jouant au solitaire, ce passe-temps qu’il affectionnait. Sa disparition est annoncée aux Français le lendemain matin, provoquant une immense émotion nationale. Même ceux qui avaient combattu ses idées ou s’étaient rebellés en 1968 saluent la mémoire de celui qui restera comme le grand homme du XXᵉ siècle français.
Conformément aux volontés qu’il avait exprimées dans son testament, Charles de Gaulle refuse les funérailles nationales fastueuses à Paris. Il avait demandé une cérémonie simple dans son village, “sans présidents ni ministres”, seulement entouré des siens et de ses compagnons de guerre. Ainsi, le 12 novembre 1970, se tiennent deux cérémonies distinctes : d’une part, à Colombey-les-Deux-Églises, une cérémonie intime a lieu dans la petite église du village. La dépouille du Général, drapée de tricolore, est transportée sur un engin blindé jusqu’à l’église. Seuls sa famille, ses amis proches, les habitants du village et ses compagnons de la Libération assistent à l’office, dans une simplicité solennelle. De Gaulle est inhumé dans le petit cimetière de Colombey, aux côtés de sa fille Anne (décédée en 1948), sous une tombe très sobre où il n’est gravé que « Charles de Gaulle 1890-1970 ». D’autre part, simultanément, une cérémonie officielle se tient à la cathédrale Notre-Dame de Paris, rassemblant les représentants de l’État français et les chefs d’État étrangers venus rendre hommage. Des dizaines de dirigeants du monde entier, dont le président américain Nixon, la reine d’Angleterre, etc., assistent à cet hommage national et international, soulignant l’empreinte mondiale qu’aura eue le général de Gaulle. Cependant, aucun membre de la famille de Gaulle n’y est présent – respectant ainsi scrupuleusement les dernières volontés du défunt. L’image de la chaise vide marquant l’absence voulue de ses proches à Notre-Dame illustre l’humilité et la modestie finales de cet homme qui, jusqu’au bout, aura contrôlé la mise en scène de son destin.
Le général de Gaulle disparaît ainsi sur la pointe des pieds, comme un simple soldat ayant accompli sa mission. La nouvelle de sa mort plonge la France dans le deuil. Des millions de Français éprouvent un sentiment d’orphelinat politique. Beaucoup prennent soudainement conscience de la stature historique de celui qu’ils viennent de perdre. Une phrase de l’écrivain Malraux, son ancien ministre, résume alors le moment : « Le Général de Gaulle est mort, la France est veuve ».
Héritage politique, institutionnel et culturel
L’héritage laissé par Charles de Gaulle est colossal, à la mesure du personnage et de son action. Il s’étend du domaine des institutions politiques françaises à la culture populaire, en passant par l’empreinte géopolitique et le mythe national qu’il incarne. Plus d’un demi-siècle après l’appel du 18 Juin et des décennies après sa présidence, la marque de de Gaulle demeure profondément inscrite dans le paysage français.
Sur le plan politique et institutionnel, la plus évidente des réalisations gaulliennes est la Ve République elle-même. Le régime politique actuel de la France, avec un exécutif fort, un président au suffrage universel doté de larges pouvoirs et assurant la stabilité de l’État, est directement issu de la vision de de Gaulle. Depuis 1958, la Constitution gaullienne a traversé le temps, n’ayant connu que quelques révisions (notamment en 2000 le quinquennat) sans altérer l’esprit initial. Elle a offert à la France une continuité gouvernementale inconnue sous les Républiques précédentes : aucun renversement de régime en plus de 60 ans, et une alternance politique pacifique ancrée dans les mœurs. Les successeurs de de Gaulle – qu’ils soient ses héritiers revendiqués (Pompidou, Chirac) ou d’anciens adversaires politiques (Mitterrand) – ont tous exercé le pouvoir dans le cadre institutionnel conçu par de Gaulle. Ironie de l’histoire, François Mitterrand, qui fustigeait jadis la « monarchie républicaine » du Général, s’est pleinement accommodé des institutions présidentielles une fois élu en 1981. Le fait est que la Ve République a apporté à la France la stabilité et l’efficacité voulues par son fondateur, même si le débat sur l’équilibre des pouvoirs demeure vivant. Ainsi, l’un des plus grands héritages de de Gaulle est d’avoir résolu la crise quasi-permanente du régime parlementaire en France et d’avoir réconcilié l’État avec la durée et l’autorité.
D’un point de vue politique idéologique, Charles de Gaulle a inspiré un courant de pensée et un mouvement durable : le gaullisme. Ce terme recouvre à la fois une pratique du pouvoir et un ensemble de valeurs : primauté de l’intérêt national, indépendance vis-à-vis des influences extérieures, importance d’un État fort capable d’orienter l’économie et la société, et souci de justice sociale sans tomber dans l’idéologie classiste. Le gaullisme a structuré la droite française pendant des décennies. Après la mort de de Gaulle, ses fidèles ont créé un parti, l’UDR (Union des Démocrates pour la République), prolongé ensuite par le RPR (Rassemblement pour la République) de Jacques Chirac en 1976. Plusieurs présidents français se sont réclamés de l’héritage gaulliste, notamment Georges Pompidou (1969-1974) qui fut son dauphin naturel, Jacques Chirac (élu en 1995, ancien lieutenant du RPR gaulliste) ou même Nicolas Sarkozy en 2007 qui revendiquait certaines valeurs gaulliennes. Bien sûr, au fil du temps, le gaullisme s’est adapté et a évolué, et d’aucuns considèrent qu’il a été en partie dévoyé de son essence originelle (par exemple, la construction européenne et l’intégration dans l’OTAN ont été poussées plus loin que de Gaulle ne l’aurait voulu). Néanmoins, l’idée gaullienne d’une France souveraine, dotée d’une voix singulière dans le monde, reste un repère dans la classe politique, au-delà même du seul camp de droite. Même à gauche, on reconnaît en de Gaulle le restaurateur de la République et un patriote exemplaire (François Mitterrand saluait en lui “le plus illustre des Français”). Aujourd’hui encore, citer de Gaulle dans un discours confère une gravitas et une hauteur de vue recherchées par de nombreux responsables politiques.
Sur le plan international, l’héritage de Charles de Gaulle est visible dans la posture diplomatique française. La France continue d’occuper une place particulière : membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, puissance nucléaire, elle maintient une politique étrangère parfois décalée des alignements automatiques. Par exemple, en 2003, le refus français (sous Chirac) de participer à la guerre d’Irak aux côtés des Américains a souvent été analysé comme un réflexe gaullien, plaçant l’indépendance et la vision propre de la France au-dessus de la solidarité atlantique. La notion d’indépendance nationale dans la défense reste un pilier (la France a réintégré le commandement intégré de l’OTAN en 2009 sous Sarkozy, mais en conservant une liberté de décision). De même, les relations privilégiées avec le monde arabe, l’Afrique francophone, ou la volonté de médiation entre grands blocs (visibles par exemple dans l’initiative française lors de la crise russo-géorgienne de 2008, ou vis-à-vis de l’Iran) sont autant de fils rouges remontant à la doctrine de politique étrangère instaurée par de Gaulle. Le concept même d’Europe puissance, Europe de la défense, trouve ses racines chez de Gaulle qui rêvait d’une Europe indépendante.
Au-delà de la politique, l’héritage culturel et mémoriel de de Gaulle est considérable dans la société française. Le Général est entré de son vivant dans la légende, et depuis sa mort, il a été élevé au rang de père de la nation pour le XXᵉ siècle. Les commémorations de son action sont nombreuses : chaque année, le 18 Juin, la France célèbre l’anniversaire de l’Appel de 1940, symbole de la Résistance. Le 9 novembre 2020, lors du 50ᵉ anniversaire de sa disparition, un hommage national lui a encore été rendu, montrant que sa mémoire reste vivace et consensuelle. Des monuments honorent son souvenir : une monumentale Croix de Lorraine de 44 mètres de haut s’élève à Colombey-les-Deux-Églises en mémoire de l’homme du 18 Juin. Un mémorial et un musée y retracent sa vie. Partout en France, son nom a été donné à d’innombrables avenues, places, lycées – y compris l’aéroport international de Paris (Roissy-Charles-de-Gaulle) qui porte son nom depuis 1974, symbole que son aura dépasse largement la seule scène politique.
Dans la culture populaire, de Gaulle occupe une place à part : il est à la fois le héros de la Seconde Guerre mondiale (au même titre que Churchill pour les Britanniques), et une figure tutélaire parfois familière que l’on imite, caricature (son grand nez, sa voix nasillarde et son phrasé inimitable ont fait le bonheur d’imitateurs), signe d’une intégration profonde dans l’imaginaire collectif. Mais toujours avec respect : même ses farouches ennemis reconnaissaient sa probité, son ascèse personnelle (il est resté financièrement intègre, refusant par exemple d’utiliser l’argent public à des fins personnelles).
Au niveau littéraire, ses Mémoires de guerre sont considérées comme un classique, étudié en écoles pour la qualité de la langue et la hauteur de vue. De Gaulle a aussi légué un style oratoire inoubliable, avec des phrases entrées dans l’histoire (« Je vous ai compris », « Paris libéré », « Vive le Québec libre », etc.) et un art du discours fait de lyrisme et de fermeté qui inspire encore.
Enfin, d’un point de vue philosophique, l’héritage moral de de Gaulle se retrouve dans l’idée qu’il se faisait de la France. Sa fameuse “certaine idée de la France” évoquée dans l’incipit de ses Mémoires de guerre est transmise de génération en génération : c’est l’idée d’une France qui ne renonce jamais, qui se tient du côté de la liberté et de la justice, et qui ambitionne un destin exceptionnel dans le monde. Cette flamme du gaullisme originel – patriotisme éclairé, refus de la fatalité, souveraineté nationale – continue d’animer bien des esprits en France, tous bords confondus. En 2005, un grand sondage télévisé (Le Plus Grand Français) avait désigné Charles de Gaulle comme le “plus grand Français de tous les temps”, témoignant de l’unanimité dont il jouit souvent dans les cœurs.
Charles de Gaulle a donc légué à la France bien plus qu’un régime politique : il lui a rendu la fierté nationale quand elle était au plus bas en 1940, il lui a donné des institutions stables, une voix singulière dans le monde et un mythe héroïque moderne. Son ombre plane encore sur la vie publique : on parle de la “tentation de l’homme providentiel” dès qu’une crise éclate, on évoque l’esprit du 18 Juin lorsqu’il s’agit de résister à l’adversité. Son héritage est tel qu’il dépasse sa personne pour incarner une certaine idée de la France elle-même. Comme l’avait écrit André Malraux lors de son oraison funèbre en 1970 : « De Gaulle était un homme qui appartenait à la France, et la France appartenait à de Gaulle ». Cet entrelacement entre un homme et son pays est peut-être son legs le plus émouvant et le plus durable.
Date |
Événement marquant dans la vie de Charles de Gaulle |
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22 novembre 1890 | Naissance de Charles de Gaulle à Lille, au sein d’une famille catholique et patriote. |
1908 | Admission à l’École militaire de Saint-Cyr (rang 119), après une préparation au collège Stanislas. |
1912 | Sort major de Saint-Cyr (13ᵉ de promotion) et intègre le 33ᵉ RI à Arras sous les ordres du colonel Pétain. |
Août 1914 – mars 1916 | Combats de la Première Guerre mondiale : blessé à Dinant (1914) et en Champagne (1915) ; grièvement blessé et fait prisonnier à Verdun (Douaumont) en mars 1916. |
1916 – nov. 1918 | Captivité en Allemagne pendant 32 mois ; tente 5 évasions, organise des conférences pour les autres prisonniers. Libéré à l’armistice du 11 novembre 1918. |
Avril 1919 – 1921 | Mission militaire en Pologne durant la guerre soviéto-polonaise. Retour en France ; mariage avec Yvonne Vendroux (1921). |
1922-1924 | Études à l’École de Guerre. Début de sa réflexion sur l’armée et écrits militaires (publie La Discorde chez l’ennemi en 1924). |
Années 1930 | Publie Le Fil de l’épée (1932) et Vers l’armée de métier (1934), prônant un corps de blindés et un exécutif fort. Colonel (1937) commandant un régiment de chars à Metz. |
3 septembre 1939 | La France entre en Seconde Guerre mondiale. De Gaulle est colonel commandant les chars de la 5ᵉ Armée en Alsace. |
17 mai 1940 | Contre-attaque de Montcornet : à la tête de la 4ᵉ division cuirassée, Colonel de Gaulle mène une action retardatrice face aux Allemands. |
25 mai 1940 | Promu général de brigade à titre temporaire, en récompense de ses efforts pendant la débâcle. |
6 juin 1940 | Nommé sous-secrétaire d’État à la Défense et à la Guerre dans le gouvernement Paul Reynaud. |
17 juin 1940 | Refuse l’armistice demandé par Pétain, s’envole pour Londres afin de poursuivre le combat. |
18 juin 1940 | Appel du 18 Juin depuis Londres : de Gaulle exhorte les Français à résister et fonde la France libre. |
28 juin 1940 | Reconnu par Churchill comme “chef des Français libres”. Organise les Forces françaises libres et le Comité national français à Londres. |
Sept. 1941 | Forme le Comité National Français (gouvernement en exil). |
1942-1943 | Envoie Jean Moulin unifier la Résistance intérieure (création du CNR). Arrive à Alger en 1943, crée le Comité Français de Libération Nationale co-présidé avec Giraud, puis l’emporte sur Giraud. |
3 juin 1944 | Le CFLN devient Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), présidé par de Gaulle. |
25 août 1944 | Paris libéré. De Gaulle descend les Champs-Élysées et prononce un discours historique à l’Hôtel de Ville. |
9 septembre 1944 | De Gaulle forme un gouvernement d’unité nationale à Paris, consolidant la légitimité du GPRF. |
20 janvier 1946 | Démission de de Gaulle de la présidence du GPRF, en désaccord avec les partis sur la Constitution. Début de la “traversée du désert”. |
1947 | Lancement du Rassemblement du Peuple Français (RPF) en avril 1947, mouvement gaulliste d’opposition. Succès initial, puis repli à partir de 1953. |
1954-1958 | De Gaulle se tient en retrait à Colombey-les-Deux-Églises, rédige ses Mémoires de guerre (premier volume publié en 1954). Suit la crise de la IVᵉ République et la guerre d’Algérie. |
13 mai 1958 | Putsch d’Alger. Agitation en Algérie, le Comité de salut public appelle de Gaulle au pouvoir. |
19 mai 1958 | De Gaulle se déclare “prêt à assumer les pouvoirs de la République”. |
1ᵉʳ juin 1958 | De Gaulle est investi président du Conseil par l’Assemblée, avec les pleins pouvoirs pour rédiger une nouvelle Constitution. |
4 sept. 1958 | Présentation du projet de Constitution de la Ve République par de Gaulle à Paris (Place de la République). |
28 sept. 1958 | Référendum approuvant la Constitution de la Ve République à 79,2 %. Naissance officielle de la Ve République. |
21 déc. 1958 | Élection de Charles de Gaulle comme Président de la République par un collège électoral. Il prend ses fonctions le 8 janvier 1959. |
16 sept. 1959 | De Gaulle propose l’autodétermination pour l’Algérie, amorçant le processus vers l’indépendance. |
13 fév. 1960 | Première bombe atomique française (Gerboise Bleue) explose dans le Sahara, faisant de la France une puissance nucléaire. |
8 janv. 1961 | Référendum en France approuvant (75 %) la politique d’autodétermination en Algérie. |
22 avril 1961 | Échec du putsch des généraux à Alger, défi militaire maîtrisé par de Gaulle qui obtient la loyauté de l’armée. |
18 mars 1962 | Accords d’Évian signés, mettant fin à la guerre d’Algérie et prévoyant un référendum d’indépendance. |
3 juil. 1962 | Proclamation de l’indépendance de l’Algérie. De Gaulle a mené la décolonisation de l’empire français (1960 : indépendances en Afrique subsaharienne). |
22 août 1962 | Attentat manqué du Petit-Clamart contre de Gaulle par l’OAS ; le Général en réchappe indemne. |
28 oct. 1962 | Référendum approuvant l’élection du Président de la République au suffrage universel direct (62 % de oui). Renforcement de la Ve République. |
Nov. 1962 | Victoire gaulliste aux législatives après dissolution. Georges Pompidou, Premier ministre, reste en fonction (1962-1968). |
Janv. 1963 | Traité de l’Élysée scellant la réconciliation franco-allemande entre de Gaulle et Konrad Adenauer. |
1964 | De Gaulle établit des relations diplomatiques avec la Chine communiste (janvier), et prononce son discours de Phnom Penh critiquant la guerre du Vietnam (septembre). |
1965 | Première élection présidentielle au suffrage universel (décembre) : de Gaulle, après un second tour face à François Mitterrand, est réélu Président avec 54,8 % des voix. |
1966 | De Gaulle annonce le retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN (mars). Voyage officiel en URSS en juin, prônant la “détente” Est-Ouest. |
24 juil. 1967 | Lancement du célèbre « Vive le Québec libre ! » à Montréal lors de la visite officielle de de Gaulle au Canada, provoquant une controverse internationale. |
Mai 1968 | Crise étudiante et sociale de Mai 68 : manifestations, grève générale de 9 millions d’ouvriers, barricades à Paris. De Gaulle vacille, puis rétablit l’ordre en dissolvant l’Assemblée et en remportant les législatives de juin. |
27 avril 1969 | Référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation : le « non » l’emporte (52,4 %). De Gaulle démissionne le lendemain, tenant parole. |
9 novembre 1970 | Décès de Charles de Gaulle à Colombey-les-Deux-Églises. Obsèques nationales sobres selon ses vœux ; fin d’une vie au service de la France. |
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