François Mitterrand, né le 26 octobre 1916 à Jarnac et mort le 8 janvier 1996 à Paris, est un homme d’État français qui a marqué l’histoire politique du XXe siècle. Il reste à ce jour le seul président de la Ve République à avoir accompli deux septennats complets (1981-1995), ce qui fait de lui le chef d’État français au plus long mandat ininterrompu. Premier président socialiste de la Ve République, il accède au pouvoir en 1981 après avoir bâti l’Union de la gauche et porté un programme de réformes ambitieuses. Son double septennat est jalonné de transformations sociales profondes, de défis économiques et de virages politiques, mais aussi de moments de cohabitation inédits (avec Jacques Chirac puis Édouard Balladur) et de prises de position internationales majeures.
Nous retracerons son parcours complet : son enfance et sa formation, son engagement pendant la Seconde Guerre mondiale, ses débuts sous la IVe République, son long chemin dans l’opposition au gaullisme, la construction de l’Union de la gauche, sa victoire à l’élection présidentielle de 1981, l’exercice du pouvoir durant ses deux septennats (1981-1988 et 1988-1995) ponctués de réformes marquantes et de contradictions, jusqu’à la fin de son mandat, ses dernières années et sa postérité. Nous mettrons en lumière les choix stratégiques qui ont façonné son action (abolition de la peine de mort, réformes Mitterrand sur le temps de travail, nationalisations, construction européenne autour de Maastricht, etc.), sans omettre les zones d’ombre et paradoxes d’un leader surnommé le « Sphinx ».
Enfance et formation
François Maurice Adrien Marie Mitterrand naît le 26 octobre 1916 à Jarnac, petite ville de Charente, dans une famille bourgeoise catholique et ancrée à droite. Son père, Joseph Mitterrand, ancien ingénieur des chemins de fer devenu industriel vinaigrier, est un homme aux opinions conservatrices, tandis que sa mère Yvonne (née Lorrain), issue d’une lignée républicaine modérée, apporte une autre sensibilité politique au foyer. François grandit entouré de sept frères et sœurs dans un milieu provincial aisé où la religion tient une place importante – il est baptisé en mai 1917 et reçoit une éducation catholique traditionnelle.
En 1925, à l’âge de 9 ans, le jeune François quitte l’école communale de Jarnac pour être envoyé comme pensionnaire au collège Saint-Paul d’Angoulême, un établissement privé catholique réputé. Élève sérieux et appliqué, il se révèle particulièrement doué en lettres, en histoire et en philosophie, manifestant très tôt un goût prononcé pour la littérature, tandis que les matières scientifiques le laissent plus indifférent. Ce lecteur avide dévore les ouvrages des grands auteurs classiques et contemporains, une passion qui le suivra toute sa vie. Parallèlement, le jeune Mitterrand s’investit dans la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), mouvement catholique progressiste, où il forge ses premiers engagements intellectuels en débattant de morale sociale et de doctrine chrétienne. Cet environnement religieux et conservateur de son enfance – qu’il appellera plus tard le « pays de l’innocence » – contraste avec le destin de chef de la gauche laïque qui sera le sien, préfigurant déjà certaines contradictions intimes du personnage.
En 1934, après son baccalauréat, François Mitterrand s’installe à Paris pour poursuivre ses études supérieures. Il s’inscrit à la faculté de droit de Paris et à l’École libre des sciences politiques (future Sciences Po). Étudiant studieux, il obtient brillamment son diplôme de Sciences Po en juin 1937, se classant 5e sur 50 de sa promotion, mention « bien », et décroche la même année une licence de droit public, également avec mention. Son parcours universitaire sans faute témoigne d’une solide formation juridique et politique. À la fin des années 1930, le jeune homme effectue son service militaire et envisage un temps une carrière administrative – il réussit par exemple un concours de rédacteur à la préfecture de la Seine en 1938 –, mais les événements internationaux en décideront autrement. En effet, l’Europe s’enfonce dans la crise et la guerre devient imminente, interrompant brutalement la trajectoire d’un étudiant pourtant promis à un bel avenir.
Engagement pendant la Seconde Guerre mondiale
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate en septembre 1939, François Mitterrand a 22 ans. Il est mobilisé comme sergent d’infanterie. En mai-juin 1940, lors de l’offensive allemande, il combat sur le front mais, comme des centaines de milliers de soldats français, il est fait prisonnier après la débâcle. Envoyé dans un stalag en Allemagne de l’Est, le sous-officier Mitterrand tente à plusieurs reprises de s’évader. Il finira par réussir sa troisième tentative d’évasion à la fin de l’année 1941, parvenant à rejoindre la zone libre en France au début de 1942.
De retour en France, le jeune homme se rend à Vichy, siège du gouvernement du maréchal Pétain. Officiellement, il devient en 1942 employé contractuel au Commissariat général aux prisonniers de guerre, une administration chargée du sort des prisonniers français. Âgé de 26 ans, il évolue donc un temps dans l’entourage de Vichy. En mai 1943, il reçoit même la Francisque – la décoration honorifique décernée par Pétain – portant le numéro 2202. Le fait qu’il ait sollicité et obtenu cette décoration sera plus tard l’une des affaires les plus controversées de sa biographie. Mitterrand expliquera qu’il agissait alors en double jeu, infiltré dans les services de Vichy tout en préparant son passage à la Résistance, une version corroborée par certains témoins de l’époque qui affirment lui avoir conseillé d’accepter la Francisque pour ne pas éveiller de soupçons. Néanmoins, ce choix entachera durablement son image une fois révélé publiquement dans les années 1990.
En parallèle de son rôle officiel, François Mitterrand entre progressivement en contact avec des réseaux de Résistance. Dès 1943, sous le pseudonyme de « Morland », il participe à la création d’un réseau baptisé MNPGD (Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés), destiné à venir en aide aux évadés et prisonniers. En août 1944, il prend une part active à l’insurrection de Paris : aux côtés d’autres résistants, il contribue à la libération du Ministère de la Guerre et est présent lors de la prise du siège de la Gestapo française. Son comportement courageux pendant ces journées de la Libération lui vaudra plusieurs décorations après-guerre.
À la fin de 1944, Mitterrand, désormais connu sous son nom de résistant « Morland », s’est fait un nom parmi les réseaux issus de la Résistance chrétienne et social-démocrate. Le général de Gaulle le nomme en août 1944 secrétaire général aux Prisonniers dans le gouvernement provisoire, poste où il est chargé des anciens prisonniers de guerre et déportés. Ainsi, en l’espace de cinq ans, le jeune Charentais a connu une trajectoire hors normes : prisonnier de guerre évadé, fonctionnaire sous Vichy, résistant clandestin puis membre de l’administration gaulliste de la Libération. Ces expériences multiples – et en apparence contradictoires – forgent un tempérament pragmatique et déterminé, tout en alimentant plus tard certaines polémiques sur ses choix durant la guerre.
Débuts politiques sous la IVe République
Après la guerre, François Mitterrand décide de s’engager pleinement en politique dans le camp de la gauche démocratique non communiste. En octobre 1945, il côtoie le milieu des anciens résistants en participant à la fondation de l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), un petit parti charnière regroupant des résistants modérés. C’est sous cette étiquette qu’il se présente aux élections législatives de 1946. À seulement 29 ans, il est élu député de la Nièvre, département rural du centre de la France qu’il va représenter pendant près de 35 ans au Parlement (avec une brève interruption au début de la Ve République). Mitterrand s’implante ainsi durablement dans ce fief nivernais, notamment autour de la ville de Château-Chinon, construisant une relation quasi-clientéliste avec ses électeurs ruraux, qui le surnomment affectueusement « le Florentin de Château-Chinon ».
Sous la IVe République (1946-1958), le jeune député UDSR gravit rapidement les échelons du pouvoir grâce à ses talents d’orateur, son entregent et son habileté politique. Le parlementarisme de l’époque, marqué par l’instabilité ministérielle, lui offre de nombreuses opportunités d’entrer au gouvernement. Dès 1947, à 31 ans, François Mitterrand devient ministre des Anciens Combattants et Victimes de guerre dans le cabinet du président du Conseil Paul Ramadier, puis il conserve ce portefeuille sous trois gouvernements successifs jusqu’en 1948. Cette nomination fait sensation – Mitterrand est alors l’un des plus jeunes ministres de France – et révèle ses qualités de négociateur auprès des associations d’anciens combattants.
S’ensuit une longue liste de postes ministériels : il sera onze fois ministre sous la IVe République. Parmi les portefeuilles notables qu’il occupe figurent ministre de la France d’Outre-mer (1950-1951) – à ce titre, il supervise les débuts de la décolonisation en Afrique et en Indochine –, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Mendès France (1954-1955) – où il gère des troubles liés à la guerre d’Indochine et amorce la réforme de la police parisienne – et garde des Sceaux, ministre de la Justice sous Guy Mollet (1956-1957) – période durant laquelle il est confronté à des affaires liées à la guerre d’Algérie. Véritable professionnel de la politique, Mitterrand incarne alors cette génération de jeunes ministres ambitieux qui participent à tous les gouvernements de la « Troisième Force », coalition centriste unissant modérés et socialistes pour faire barrage aux gaullistes et aux communistes.
Sur le plan des idées, le Mitterrand des années 1950 est un homme de centre-gauche, anticolonialiste modéré (il soutient par exemple l’autonomie de la Tunisie et du Maroc, et vote en 1956 les pouvoirs spéciaux pour lutter contre l’insurrection algérienne, position nuancée qu’il expliquera plus tard comme de la realpolitik). Il se montre également attaché aux valeurs républicaines traditionnelles. En 1957, il publie un essai intitulé Présentation de la France, où transparaît un patriotisme sourcilleux et une méfiance à l’égard du général de Gaulle, qu’il voit déjà comme une menace pour la démocratie parlementaire.
En mai 1958, la crise algérienne provoque l’effondrement de la IVe République. Mitterrand, alors parlementaire sans portefeuille, assiste inquiet au retour au pouvoir du général Charles de Gaulle, rappelé en urgence pour éviter une guerre civile. Contrairement à beaucoup de ses collègues centristes de la « Troisième Force », il s’oppose ouvertement à de Gaulle sur la manière de résoudre la crise et sur le projet de nouvelle constitution. En septembre 1958, lors du référendum instaurant la Ve République, Mitterrand fait partie des 20 % d’électeurs à voter « non », dénonçant un texte taillé pour un homme providentiel et risquant de dériver vers un pouvoir personnel. Ce positionnement courageux mais minoritaire l’isole politiquement. Dans la foulée, lors des législatives de novembre 1958, emporté par la vague gaulliste, il perd son siège de député de la Nièvre pour la première fois depuis 12 ans.
Opposition au gaullisme
Écarté du Parlement en 1958, François Mitterrand entame une longue traversée du désert dans l’opposition au régime gaullien naissant. Cette période, qui va durer plus de deux décennies, est faite de rebonds et de coups d’éclat, durant laquelle il va peu à peu s’imposer comme l’un des principaux adversaires de la Ve République gaulliste.
Dès 1959, il reprend la plume pour combattre la nouvelle Constitution qu’il juge liberticide. Son essai Le Coup d’État permanent, publié en 1964, est un réquisitoire implacable contre de Gaulle, accusé d’installer une monarchie républicaine. Ironie du sort, ce texte sera plus tard brandi par ses détracteurs lorsqu’il usera lui-même sans scrupule des prérogatives présidentielles une fois au pouvoir. Mais en 1964, il fait de Mitterrand la figure de proue intellectuelle de l’opposition démocratique au gaullisme.
Un fait divers politico-judiciaire vient toutefois entacher son ascension : l’affaire de l’Observatoire. Le 16 octobre 1959, Mitterrand fait la une des journaux en affirmant avoir été victime d’une tentative d’attentat : sa voiture aurait essuyé des tirs en pleine nuit près de l’observatoire de Paris. Très vite, l’enquête révèle des zones d’ombre, et un ancien officier d’extrême droite du nom de Robert Pesquet avoue avoir monté de toutes pièces ce simulacre d’attentat, impliquant Mitterrand lui-même dans la manigance. L’affaire fait scandale : le jeune opposant est accusé d’avoir voulu se faire passer pour une cible des gaullistes afin de gagner en notoriété. Mitterrand clame son innocence et dénonce un complot pour le discréditer. Poursuivi par la justice pour « outrage à magistrat » (pour avoir menti aux enquêteurs), il bénéficie finalement en 1966 d’une loi d’amnistie générale qui arrête les poursuites. La vérité sur l’attentat de l’Observatoire restera floue, mais politiquement, l’épisode lui fait perdre son siège de sénateur (qu’il occupait depuis 1959) et le rend provisoirement infréquentable. Ce faux-pas, où certains voient la marque d’un Machiavel prêt à tout, le contraint à une certaine discrétion durant la première moitié des années 1960.
François Mitterrand refait surface à partir de 1962-1963 en reconstruisant patiemment son réseau. Il crée en 1964 une petite formation politique, la Convention des institutions républicaines (CIR), qui lui sert de plateforme personnelle pour diffuser ses idées et se rapprocher des socialistes et radicaux hostiles à de Gaulle. Aux élections législatives de 1962, il réussit à retrouver un siège de député dans la Nièvre, reprenant pied à l’Assemblée nationale où il siège sur les bancs de la gauche non communiste.
L’ambition présidentielle de Mitterrand ne fait alors plus de doute. Lorsque en 1965 arrivent les premières élections présidentielles au suffrage universel, les partis de gauche traditionnels (SFIO de Guy Mollet, Radicaux et divers républicains) n’ont pas de candidat naturel incontesté. Mitterrand réussit le tour de force de s’imposer comme candidat unique d’une coalition informelle appelée la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS), rassemblant socialistes, radicaux et divers gauche. Face au général de Gaulle, son pari est osé : il mise sur l’usure du pouvoir gaulliste après 7 ans et sur l’union de toutes les chapelles de gauche derrière sa candidature. Contre toute attente, le 5 décembre 1965, Mitterrand obtient 31,7 % au premier tour (devançant le communiste Jacques Duclos) et contraint de Gaulle, qui n’a obtenu que 44 %, à un ballottage historique. C’est un séisme politique : jamais le Général n’avait envisagé d’être mis en ballotage par un « jeunot » qu’il avait un jour traité de « ministre de la IVe République ». Durant l’entre-deux-tours, Mitterrand gagne le soutien tacite des communistes et fait campagne sur le slogan « Il faut un second tour à la démocratie ». Le 19 décembre 1965, il récolte 44,8 % des voix au second tour – un score insuffisant pour l’emporter, mais qui constitue une vraie victoire personnelle tant il a défié le mythe gaullien. En une élection, François Mitterrand est devenu le chef de file incontesté de l’opposition de gauche.
Dans les années qui suivent, Mitterrand tente de capitaliser sur cette nouvelle stature. Cependant, la gauche reste divisée et affaiblie. En mai 1968, lorsque la France est secouée par une révolte étudiante et ouvrière, Mitterrand observe prudemment, proposant même la formation d’un gouvernement provisoire sans de Gaulle si celui-ci venait à quitter le pouvoir. Mais de Gaulle reprend la main et dissout l’Assemblée : les législatives de juin 1968 tournent au raz-de-marée en faveur des gaullistes. La FGDS de Mitterrand est laminée, lui-même ne conserve de justesse son siège de député de la Nièvre. Il apparaît dès lors pour beaucoup de Français comme un homme du passé. De Gaulle se retire finalement en 1969 après l’échec de son référendum, mais Mitterrand, estimant la conjoncture défavorable, ne se présente pas à l’élection anticipée qui s’ensuit. La gauche, orpheline de de Gaulle mais toujours désunie, rate le coche : le centriste Alain Poher et le socialiste Gaston Defferre échouent face à Georges Pompidou. Mitterrand, en retrait pendant cette séquence, médite la leçon : sans unité, pas de victoire possible.
Construction de l’Union de la gauche
La défaite de 1969 marque un point d’inflexion. Conscient que la vieille SFIO (parti socialiste historique) est moribonde et que les communistes du PCF restent la première force à gauche, Mitterrand entreprend de refonder le camp socialiste sur de nouvelles bases, en y intégrant toutes les composantes de la gauche non communiste sous son leadership. Cette stratégie aboutit en juin 1971 au congrès d’Épinay, moment clé où la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) se transforme en un nouveau Parti socialiste (PS). Mitterrand, bien qu’arrivant d’un parti extérieur (la CIR), réussit à prendre la tête du PS en ralliant à lui un aréopage de jeunes militants rénovateurs (Pierre Mauroy, Gaston Defferre, Michel Rocard – ce dernier sera d’abord son rival interne). Il est élu Premier secrétaire du PS et s’emploie aussitôt à rapprocher son parti du Parti communiste français (PCF) pour bâtir une plateforme commune de gouvernement.
Le 27 juin 1972, après de longs mois de négociations, PS et PCF (accompagnés des radicaux de gauche) signent le Programme commun. Ce document prévoit une série de réformes économiques et sociales audacieuses (nationalisations massives, planification, augmentation des salaires, extension des droits des travailleurs, etc.) et sert de pacte électoral : les deux grands partis de gauche s’engagent à soutenir une candidature unique à la prochaine présidentielle. Ce rapprochement historique entre socialistes et communistes – qui étaient ennemis jurés depuis 1947 – est largement l’œuvre de Mitterrand. Il y voit le moyen indispensable pour réunifier la gauche et accéder enfin au pouvoir. À l’époque, beaucoup saluent son habileté stratégique, même si d’autres y voient un opportunisme, car Mitterrand n’a jamais été communiste et provient d’une culture plus centriste. Quoi qu’il en soit, l’« Union de la gauche » est en marche, et avec elle renaît l’espoir d’une alternance politique en France.
L’élection présidentielle anticipée de 1974, consécutive à la mort de Pompidou, met une première fois à l’épreuve cette Union de la gauche. François Mitterrand est naturellement désigné candidat commun du PS et du PCF (ce dernier, pourtant méfiant, le soutient faute de mieux). Face à lui, la droite est divisée entre gaullistes et libéraux. Après une campagne intense, Mitterrand arrive en tête du premier tour avec 43 % des voix, absorbant les voix communistes. Le second tour l’oppose le 19 mai 1974 à Valéry Giscard d’Estaing, candidat centriste modernisateur. Malgré cela, la victoire lui échappe de justesse : Mitterrand obtient 49,2 % des suffrages contre 50,8 % à Giscard, soit une différence de moins de 500 000 voix. À l’annonce des résultats, il déclare avec gravité « Une moitié des Français vient de l’emporter sur l’autre », signifiant que rien n’est joué pour l’avenir. Cette défaite honorable assoit encore davantage son statut de principal opposant : il est désormais l’homme qui, deux fois, a failli faire basculer la France à gauche.
Durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), François Mitterrand, qui approche de la soixantaine, demeure le patron incontesté du PS. Toutefois, l’Union de la gauche commence à se fissurer. Les communistes, inquiets de l’hégémonie prise par le PS (devenu plus populaire qu’eux), dénoncent en 1977 le Programme commun et reprennent leur autonomie. La rupture de l’Union de la gauche aux législatives de 1978 coûte cher électoralement : la gauche unie espérait gagner, mais divisée elle perd. Pourtant, le PS ressort renforcé de ces échecs relatifs, car il supplante désormais le PCF comme premier parti de gauche. L’habileté de Mitterrand a été de capter l’aspiration au changement : il incarne une alternance crédible, tandis que le PCF de Marchais apparaît crispé. Au sein même du PS, cependant, Mitterrand doit contenir des ambitions concurrentes – notamment celle de Michel Rocard, populaire dans l’aile gauche réformiste du parti. Lors du congrès de Metz en 1979, les deux hommes s’affrontent pour la direction du PS : Mitterrand l’emporte, mais la bataille est rude. Conscient de la nécessité de montrer un parti uni derrière lui en vue de 1981, Mitterrand parvient à rallier Rocard en lui promettant implicitement Matignon en cas de victoire.
En 1980-1981, tandis que Giscard d’Estaing s’affaiblit (contexte de crise économique, divisions de la droite, scandales comme l’affaire des diamants de Bokassa), François Mitterrand se prépare méthodiquement pour sa troisième candidature présidentielle. Il peaufine son programme intitulé 110 propositions pour la France, synthèse entre le programme commun initial et des adaptations rendues nécessaires par l’expérience de 1974 et la situation économique difficile (inflation, chômage). Il soigne également son image : exit l’homme austère à la pipe, place au candidat rassurant, souriant, arborant la célèbre affiche de campagne « La force tranquille » avec un village français en arrière-plan. Ce repositionnement symbolique vise à élargir son électorat au-delà du seul noyau militant de gauche, en séduisant les classes moyennes et les ruraux.
Élection présidentielle de 1981
Le 10 mai 1981, l’histoire politique française bascule : pour la première fois depuis 23 ans, la gauche remporte l’élection présidentielle. Au soir du second tour, François Mitterrand l’emporte avec 51,76 % des suffrages exprimés face au président sortant Valéry Giscard d’Estaing. Cette victoire est accueillie par une explosion de joie parmi les partisans de l’Union de la gauche, qui affluent par centaines de milliers dans les rues. À Paris, une foule immense se rassemble place de la Bastille, brandissant des roses (symbole du PS) et chantant L’Internationale et La Marseillaise dans une liesse populaire inédite. Dans son fief provincial de Château-Chinon, où il a suivi la soirée électorale entouré de proches, Mitterrand célèbre sobrement ce triomphe avant de gagner Paris.
Les raisons de cette victoire tiennent autant à la coalition patiemment construite autour de lui qu’au contexte de l’époque. D’une part, Mitterrand a su rallier à son second tour l’électorat communiste (Georges Marchais, candidat PCF, avait obtenu 15 % au premier tour) ainsi que la plupart des électeurs écologistes et de l’extrême-gauche, grâce à son image d’unificateur de la gauche. D’autre part, la droite était divisée : Jacques Chirac, président du RPR gaulliste, n’a que mollement soutenu Giscard, tandis que de nombreux Français conservateurs se sont abstenus. Enfin, la personnalité de Mitterrand a rassuré au-delà de son camp. À 64 ans, fort de son expérience et de sa ténacité (c’était sa troisième tentative), il apparaissait comme un homme d’État compétent et déterminé.
La cérémonie d’investiture le 21 mai 1981 est marquée par des gestes hautement symboliques. Après avoir officiellement pris ses fonctions à l’Élysée, le nouveau président se rend en procession au Panthéon pour rendre hommage aux grandes figures de l’histoire progressiste française : il dépose une rose sur les tombes de Jean Moulin (héros de la Résistance), Jean Jaurès (leader socialiste) et Victor Schœlcher (artisan de l’abolition de l’esclavage). Ce rituel, retransmis en direct, illustre la filiation politique revendiquée par Mitterrand : l’union de la tradition révolutionnaire, du socialisme humaniste et de l’esprit de Résistance. Dans son discours, il célèbre « la victoire de la jeunesse » et du « rêve français de justice », tout en appelant à l’unité de la nation.
L’espoir soulevé par l’arrivée de ce « président socialiste » est immense. Une génération de Français qui n’avait jamais connu que des gouvernements de droite voit soudain s’ouvrir le champ des possibles. Dans les premiers jours, l’ambiance est à l’euphorie et au changement festif. Mais pour François Mitterrand commence surtout l’épreuve de la réalité : il lui faut maintenant concrétiser les nombreuses promesses de son programme et gérer une situation économique morose héritée des chocs pétroliers. Celui que certains adversaires caricaturaient comme un dangereux utopiste va s’atteler à prouver qu’il peut gouverner avec sérieux. Son premier septennat sera marqué par un intense volontarisme réformateur, suivi d’un nécessaire ajustement pragmatique face aux contraintes, révélant toute la complexité du personnage aux multiples facettes.
Les réformes sociales et économiques (1981-1983)
L’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en 1981 s’accompagne d’un vaste élan réformateur sans précédent depuis le Front populaire de 1936. Fort de la majorité absolue obtenue par la gauche aux élections législatives de juin 1981, le nouveau président entend appliquer sans tarder les mesures phares de ses 110 propositions. Durant les deux premières années du septennat, une série de réformes sociales, économiques et sociétales transforme en profondeur le paysage français, traduisant les idéaux de justice et de progrès portés par l’Union de la gauche.
La réforme emblématique et hautement symbolique est l’abolition de la peine de mort. Mitterrand, adversaire de toujours de la peine capitale, avait annoncé clairement son intention durant la campagne. Dès août 1981, il charge son garde des Sceaux Robert Badinter de défendre devant le Parlement la loi abolissant la peine de mort. Malgré une opinion publique alors majoritairement favorable au maintien de la guillotine, le projet est adopté le 30 septembre 1981 à l’Assemblée nationale. Ce moment historique fait entrer la France dans le cercle des pays abolitionnistes et demeure l’un des actes fondateurs de la présidence Mitterrand, salué comme un progrès décisif des droits de l’homme.
Dans le domaine des libertés publiques, d’autres mesures marquent une rupture avec le passé. La libéralisation des ondes met fin au monopole de l’État sur la radio et la télévision : dès 1982, les radios locales privées (« radios libres ») sont autorisées, et en 1984 naît la première chaîne de télévision privée nationale, Canal+. Cette ouverture de l’audiovisuel, initiée par le ministre de la Culture Jack Lang, favorise le pluralisme médiatique et la création. Par ailleurs, des lois renforcent les libertés individuelles : suppression de la Cour de sûreté de l’État (juridiction d’exception héritée de la guerre d’Algérie), assouplissement du contrôle de la police sur les publications, et abrogation en 1982 d’un article discriminatoire du code pénal contre l’homosexualité, mettant fin à une stigmatisation légale datant de Vichy.
Sur le plan social, le gouvernement mené par le Premier ministre Pierre Mauroy applique des mesures phares destinées à améliorer la condition des salariés et réduire les inégalités. Ainsi, par ordonnances de 1982, la durée légale du travail hebdomadaire est abaissée de 40 à 39 heures sans perte de salaire, et une cinquième semaine de congés payés est instaurée pour tous les travailleurs. Dans le même esprit, l’âge légal de la retraite est abaissé de 65 à 60 ans (pour une carrière complète) à partir de 1983. Ces avancées sociales concrétisent des revendications anciennes du mouvement ouvrier et sont accueillies favorablement par les syndicats. Mitterrand espère ainsi relancer la consommation et partager le travail dans un contexte de chômage croissant. Par ailleurs, le salaire minimum (SMIC) est revalorisé de 10% en 1981, et des hausses substantielles sont accordées aux prestations sociales et petites retraites, dans un effort de redistribution du pouvoir d’achat.
En matière économique, le début du septennat est caractérisé par une politique volontariste de relance keynésienne et d’intervention de l’État. Fidèle aux engagements du Programme commun, l’État procède en 1982 à de vastes nationalisations : 36 banques et sociétés financières, deux compagnies industrielles importantes (Saint-Gobain et Rhône-Poulenc), et plusieurs groupes stratégiques (Paribas, Suez, Thomson, CGE, etc.) passent sous le contrôle public. Cette extension du secteur public, défendue par l’aile gauche du gouvernement et les ministres communistes, vise à donner à l’État les leviers pour orienter l’économie, préserver l’emploi et moderniser l’appareil industriel. Parallèlement, un impôt sur les grandes fortunes, l’ISF (Impôt de solidarité sur la fortune), est créé pour faire contribuer les contribuables les plus aisés. Enfin, une importante réforme bancaire met en place un encadrement du crédit pour faciliter les prêts à l’économie et aux ménages.
Ces mesures hardies s’accompagnent d’autres changements majeurs : la loi Defferre de 1982 institue la décentralisation, transférant aux collectivités locales (régions, départements, communes) de nombreuses compétences autrefois monopolisées par l’administration centrale. Cette réforme territoriale, en promouvant l’autonomie locale, transforme en profondeur la gouvernance française et sera l’un des legs durables de Mitterrand. Sur le plan de l’éducation, la scolarité obligatoire est prolongée jusqu’à 16 ans et on planifie la création de nouveaux postes d’enseignants.
Toutefois, si « les réformes Mitterrand » des premières années suscitent un large enthousiasme dans l’électorat de gauche, elles rencontrent aussi rapidement des limites et provoquent des tensions économiques. La relance par la consommation creuse le déficit commercial, les nationalisations inquiètent les milieux d’affaires et la dette publique commence à se creuser. L’inflation dépasse 13 % en 1981-82 malgré un contrôle des prix, et le franc est attaqué sur les marchés monétaires. De plus, le chômage continue de grimper – il passe de 5,9 % en 1980 à près de 10 % en 1984 –, phénomène aggravé par la crise économique mondiale. Dès 1982, des voix s’élèvent au sein même du gouvernement pour infléchir la politique : Jacques Delors (ministre de l’Économie) et Michel Rocard plaident pour la rigueur budgétaire, tandis que les communistes et l’aile gauche socialiste souhaitent tenir le cap de la relance coûte que coûte. Ces débats internes annoncent le tournant décisif de 1983.
Le tournant de la rigueur et ses conséquences
En mars 1983, face au risque de déroute financière (fuite des capitaux, réserves de change en baisse) et à l’isolement du franc dans le Système monétaire européen, François Mitterrand opère un revirement stratégique connu sous le nom de « tournant de la rigueur ». Renonçant à une politique purement keynésienne, il choisit de maintenir la France dans le cadre européen de stabilité monétaire et d’adopter une politique d’austérité pour redresser les comptes. Ce choix, ardemment défendu par Jacques Delors, signifie concrètement un plan de rigueur : réduction des dépenses publiques, gel partiel des salaires, augmentation des impôts indirects, et trois dévaluations successives du franc en 1981-1983 pour restaurer la compétitivité (compensées par des réévaluations du mark).
Ce tournant idéologique est douloureux pour la majorité de gauche. Les ministres communistes, en désaccord avec l’austérité, quittent le gouvernement en 1984, marquant la fin de l’Union de la gauche au pouvoir. De nombreux électeurs de gauche se sentent trahis, voyant dans cette capitulation économique un abandon du « changer la vie » promis en 1981. Mitterrand lui-même admettra plus tard qu’il s’agissait du choix le plus difficile de son mandat, mais qu’il l’estimait nécessaire pour ancrer la France dans la construction européenne et éviter une crise encore plus grave. Ce virage marque en tout cas la fin de l’illusion autogestionnaire et le début d’une conversion du PS à l’économie de marché régulée, ce que d’aucuns appelleront le ralliement de Mitterrand au « libéralisme » au sens européen du terme. Son ancien ministre Jean-Pierre Chevènement parlera plus tard d’« architecte de l’Europe libérale » pour critiquer ce choix européen et monétaire de 1983.
Sur le plan politique, le président procède en juillet 1984 à un remaniement ministériel important : il remplace Pierre Mauroy (jugé trop marqué par la phase précédente) par le jeune Laurent Fabius, 37 ans, comme Premier ministre. Ce dernier conduit un gouvernement recentré, sans communistes, et accélère la modernisation de l’économie dans la ligne du tournant de la rigueur. Des entreprises nationalisées déficitaires sont restructurées, certaines privatisations ponctuelles commencent même à être envisagées. Paradoxalement, c’est la droite qui conteste alors la direction économique, accusant Mitterrand de ne pas aller assez loin dans la libéralisation – un renversement par rapport à 1981.
Malgré l’amertume d’une partie de sa base, Mitterrand tire bénéfice de la stabilisation économique qui suit : l’inflation est jugulée sous la barre des 5 %, le franc retrouve sa crédibilité et la France s’engage avec l’Allemagne de Kohl et les autres partenaires dans l’approfondissement de la Communauté européenne. En 1985, Mitterrand soutient la signature de l’Acte unique européen (qui créera le grand marché de 1993). En parallèle, la France de 1983-1986 voit s’achever quelques grandes réformes sociétales : l’enseignement privé catholique obtient un statut (loi Savary avortée sous la pression de la rue en 1984), la culture rayonne avec la multiplication des grands projets (voir plus bas), et la politique urbaine est relancée (naissance officielle des banlieues en difficulté, lancement de la politique de la ville).
Le premier septennat de François Mitterrand est également riche en réalisations culturelles et symboliques. Sous l’égide du ministre de la Culture Jack Lang, des “grands travaux” architecturaux destinés à moderniser le visage de Paris voient le jour : la transformation du Louvre avec sa Pyramide de verre, l’aménagement du parc de la Villette et de la Cité des sciences, la construction de l’Opéra Bastille, de l’Institut du monde arabe, de la Grande Arche de la Défense, sans oublier la future Bibliothèque nationale de France (BNF) annoncée en 1988. Ces projets pharaoniques, voulus par Mitterrand pour inscrire son empreinte dans le paysage, laissent un héritage architectural durable, bien que leur coût soit parfois critiqué. Dans un registre plus festif, il instaure en 1982 la Fête de la musique le 21 juin, qui depuis lors fait descendre chaque année des millions de Français dans la rue pour partager concerts et réjouissances. Cet élan culturel contribue à donner de la France l’image d’un pays dynamique, où la créativité est encouragée.
En 1986, cinq ans après l’enthousiasme de 1981, le paysage a bien changé. L’euphorie du début a laissé place à la désillusion chez certains, et la cohabitation guette. Mitterrand, en stratège, a néanmoins réussi à institutionnaliser les acquis de la première période : malgré la rigueur, aucune des grandes avancées sociales (39 heures, retraite à 60 ans, 5e semaine de congés) n’est remise en cause – elles « n’ont jamais été remises en cause » se félicitera plus tard l’ancien président Hollande. De même, l’abolition de la peine de mort est définitivement entrée dans les mœurs. En revanche, d’autres engagements n’ont pu être tenus comme espéré, notamment la baisse du chômage. En 1986, ce dernier avoisine 10 %, presque le double de 1981, signe des difficultés persistantes de l’économie française dans un monde en mutation.
Première cohabitation Mitterrand–Chirac (1986-1988)
En mars 1986, les élections législatives à la proportionnelle tournent à l’avantage de la droite. Après cinq ans de gouvernance socialiste, la gauche perd la majorité à l’Assemblée nationale. Fidèle à la Constitution, François Mitterrand nomme alors le chef du parti vainqueur, le RPR Jacques Chirac, au poste de Premier ministre. Commence ainsi la première cohabitation de la Ve République, expérience politique inédite où le président et le gouvernement appartiennent à des bords opposés.
Le tandem Mitterrand-Chirac s’annonce d’emblée conflictuel. Les deux hommes se connaissent bien – rivaux aux présidentielles de 1981 et futurs adversaires en 1988 –, et leurs tempéraments diffèrent : l’un est patient, rusé et avide de symboles, l’autre est énergique, franc et pressé d’imprimer sa marque. Le partage des rôles institutionnels, non écrit dans la Constitution, doit s’inventer. Mitterrand, qui demeure chef de l’État, entend bien garder la haute main sur les affaires régaliennes (diplomatie, défense) et s’ériger en garant de l’unité nationale. Chirac, fort de sa majorité parlementaire, veut appliquer son programme libéral et sécuritaire dans les domaines intérieurs (économie, politique sociale, ordre public).
Très vite, des frictions surviennent. Sur le plan intérieur, Chirac engage une série de réformes inversant celles de la gauche : privatisations de nombreuses entreprises précédemment nationalisées, abrogation de l’impôt sur les grandes fortunes (remplacé par un impôt plus modeste), lois plus répressives contre l’insécurité et l’immigration (loi Pasqua). Mitterrand, ne disposant plus du soutien du Parlement, ne peut empêcher ces mesures, mais il n’hésite pas à exprimer publiquement ses désaccords, jouant de son aura présidentielle pour incarner un contrepoids. Il utilise par exemple son droit de saisine du Conseil constitutionnel pour censurer certains aspects des lois de Chirac, ou multiplie les discours mettant en garde contre une remise en cause des acquis sociaux. Cette période voit ainsi le président et le Premier ministre se livrer à une sorte de duel à distance permanent, chacun tentant de convaincre l’opinion de la pertinence de son cap. Mitterrand y gagne l’image d’un « sage » au-dessus de la mêlée partisane, tandis que Chirac pâtit d’une popularité en berne en raison des mesures impopulaires (comme la hausse de certains impôts indirects) qu’il prend.
En politique étrangère, Mitterrand affirme sans complexe sa prééminence. Il continue de représenter la France sur la scène internationale : c’est lui qui participe aux sommets du G7, qui effectue les principales visites d’État et qui gère les dossiers stratégiques comme les relations Est-Ouest en cette fin de guerre froide. Il entretient une relation personnelle suivie avec le chancelier allemand Helmut Kohl, posant ainsi les jalons du futur traité de Maastricht. Parfois, Chirac est tenu à l’écart de certaines décisions militaires ou diplomatiques importantes, ce qui alimente les rancœurs. Un événement illustre bien cette dyarchie : en 1986, lorsque la crise terroriste des otages français au Liban bat son plein, Mitterrand crée une cellule à l’Élysée (autour du conseiller Christian Cochard) qui court-circuite partiellement l’action du gouvernement. De même, en 1987, Mitterrand refuse la demande de survol de la France par les avions américains allant bombarder la Libye de Kadhafi – initiative du Premier ministre britannique appuyée par Chirac – marquant son désaccord avec l’alignement atlantiste de Chirac.
La cohabitation modifie aussi l’attitude de Mitterrand en politique intérieure : ne pouvant plus initier de lois, il s’applique à incarner la stabilité et se place en recours modéré face à un gouvernement de droite parfois trop abrupt. Il soigne son image dans l’opinion, n’hésitant pas à jouer de son humour et de son détachement. Lors de l’entretien télévisé du 14 juillet 1986, il lance par exemple, sibyllin, que « le Président propose, le gouvernement dispose », manière de rappeler ses prérogatives tout en acceptant le verdict des urnes. Un épisode fameux restera dans les annales : le 28 mars 1986, lors de la première réunion hebdomadaire entre les deux têtes de l’exécutif, Mitterrand sèchement rectifie Chirac qui l’appelle « Monsieur le Premier ministre » en lui répondant « Mais je suis le Président de la République, moi ! », signifiant la hiérarchie constitutionnelle.
Ce climat tendu débouche inévitablement sur l’échéance présidentielle de 1988. La cohabitation a offert une tribune nationale permanente à Jacques Chirac, qui compte bien s’en servir pour conquérir l’Élysée. Mitterrand, de son côté, a hésité avant de se représenter pour un deuxième mandat, notamment à cause de sa santé qui commence à décliner (son cancer de la prostate, diagnostiqué en 1981, lui impose des traitements dont il tait l’existence). Mais il est convaincu par ses proches que son aura et son expérience peuvent l’emporter. La campagne de 1988 oppose donc frontalement les deux hommes. Lors du débat d’entre-deux-tours, un échange resté légendaire a lieu : Jacques Chirac, voulant sortir de son rôle de Premier ministre, demande à Mitterrand de lui reconnaître la qualité de simple « candidat ». Et Mitterrand, imperturbable, de lui rétorquer avec un léger sourire : « Mais vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier Ministre »… en insistant lourdement sur le titre. Ce trait d’ironie, perçu comme la marque de la supériorité et du flegme mitterrandien, symbolise l’issue de la confrontation.
Le 8 mai 1988, François Mitterrand est réélu président de la République avec 54 % des voix face à Jacques Chirac, qui ne parvient pas à élargir son électorat au-delà de la droite classique. C’est une forme de revanche pour Mitterrand : par deux fois, il aura vaincu Chirac, et il retrouve les pleins pouvoirs après deux ans de cohabitation houleuse. Cette première cohabitation laisse une double lecture : sur le moment, elle a semblé un pari risqué pour Mitterrand, mais rétrospectivement elle a prouvé la solidité de la Ve République et renforcé l’image de souplesse et de pragmatisme du président, capable de gouverner dans l’adversité. Mitterrand en sort victorieux, tandis que Chirac doit se contenter d’avoir conquis une stature nationale qui lui servira plus tard.
Entre ouverture et nouveaux défis (1988-1991)
Le second mandat de François Mitterrand, entamé en mai 1988, s’ouvre dans un climat différent de celui de 1981 : l’euphorie idéologique a fait place à un certain réalisme, et le président réélu cherche avant tout à consolider les acquis tout en tenant compte des évolutions de la société française et du monde. Conscient des divisions du pays, il adopte une démarche d’ouverture et de rassemblement.
Première illustration de cet esprit, Mitterrand nomme dès 1988 un Premier ministre issu de l’aile droite du PS, Michel Rocard, son ancien rival interne mais réputé gestionnaire pragmatique et réformateur. N’ayant pas de majorité absolue à l’Assemblée (les élections législatives de 1988 ont donné une majorité relative au PS), Mitterrand encourage Rocard à s’appuyer sur le centre. Quatre ministres centristes ou proches de la société civile intègrent ainsi le gouvernement (c’est la politique dite d’“ouverture” aux compétences au-delà du PS). Cette période est marquée par la volonté d’apaisement et d’efficacité : Mitterrand laisse à Rocard une relative autonomie sur l’agenda intérieur, se réservant comme à son habitude les grands dossiers internationaux.
Sur le plan social, une mesure emblématique est mise en œuvre : la création du Revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988, qui instaure un filet de sécurité pour les plus démunis, complétant la panoplie de l’État providence. Cette initiative, portée par Rocard et suivie de près par Mitterrand, reflète la préoccupation d’une montée de l’exclusion dans la France de la fin des années 80. Parallèlement, le gouvernement s’attelle à résorber les déficits en douceur et à moderniser l’économie par des réformes structurelles (privatisations ciblées, dérégulation de certains secteurs) sans revenir sur le noyau du modèle social.
L’un des dossiers délicats du début du second septennat est la question de la Nouvelle-Calédonie, territoire du Pacifique marqué par des conflits entre indépendantistes kanaks et loyalistes caldoches. En 1988, Mitterrand approuve et fait ratifier les Accords de Matignon, négociés par Michel Rocard, qui instaurent une paix civile et un partage du pouvoir local jusqu’à un référendum d’autodétermination différé (finalement tenu en 1998). Cette paix retrouvée en Nouvelle-Calédonie est un succès notable de la politique mitterrandienne de dialogue.
Internationalement, un bouleversement majeur se produit : l’effondrement du bloc de l’Est. La chute du Mur de Berlin en novembre 1989, puis la réunification allemande en 1990, et enfin la dissolution de l’URSS en 1991, transforment la donne géopolitique. Mitterrand, qui a vécu toute sa carrière sous la menace de la guerre froide, se trouve face à un monde nouveau où la France doit redéfinir son rôle. Il accueille avec prudence la réunification allemande, redoutant initialement qu’une Allemagne trop puissante ne déséquilibre l’Europe. Il plaide donc pour l’ancrer dans des structures européennes renforcées. Son entente avec le chancelier Helmut Kohl reste toutefois excellente, les deux hommes prenant en 1988-1989 des initiatives communes (comme le rapprochement des armées française et allemande, avec la création de la brigade franco-allemande). Un moment marquant symbolise leur réconciliation : en septembre 1984, à Verdun, Mitterrand et Kohl se tiennent la main durant la cérémonie commémorative, image forte de l’amitié franco-allemande.
Au tournant des années 1990, Mitterrand doit aussi affronter la montée de nouvelles préoccupations : l’écologie (la catastrophe de Tchernobyl en 1986 a laissé des traces, et l’on assiste en 1989 à un bon score des Verts aux élections européennes), et l’intégration européenne de plus en plus poussée, qui suscitera débats et résistances (notamment du côté souverainiste). Il commence également à être personnellement affecté par la maladie, ce qui le rend parfois moins présent. En mai 1991, Michel Rocard, en désaccord croissant avec Mitterrand, quitte Matignon. Contre toute attente, Mitterrand nomme alors une personnalité surprise comme Premier ministre : Édith Cresson, proche alliée et première femme à accéder à Matignon en France. Ce choix audacieux se solde par un échec : Cresson est rapidement impopulaire, multipliant les maladresses et peinant à s’imposer dans un contexte économique qui se détériore (récession de 1992). Elle est remplacée moins d’un an plus tard, en avril 1992, par Pierre Bérégovoy, ancien ministre des Finances et ami personnel de Mitterrand.
Maastricht et l’Europe de Mitterrand
Le second septennat de Mitterrand est indissociable d’un grand dessein : la construction de l’Union européenne, avec comme pierre angulaire le traité de Maastricht. Européen de conviction depuis les années 1980, Mitterrand est persuadé que l’unification du continent est la réponse aux bouleversements géopolitiques post-guerre froide et le moyen d’arrimer définitivement l’Allemagne réunifiée dans un ensemble commun.
Lors du Conseil européen de Maastricht en décembre 1991, sous présidence néerlandaise, François Mitterrand et Helmut Kohl pilotent les négociations aboutissant à un accord historique : la Communauté économique européenne (CEE) va se muer en une Union européenne plus intégrée, dotée d’une Union économique et monétaire (UEM) et prévoyant la création d’une monnaie unique (l’euro). Ce traité, signé le 7 février 1992, engage également une coopération politique plus étroite (politique étrangère commune, citoyenneté européenne, etc.). Pour Mitterrand, c’est l’aboutissement d’un long chemin entamé avec l’Acte unique de 1986 : il voit dans l’euro à venir la garantie de la paix et de la prospérité en Europe, ainsi qu’un prolongement logique de son choix de 1983 de lier le franc au mark.
Cependant, le traité de Maastricht se heurte à des réticences en France, y compris au sein de la gauche (Chevènement et d’autres dénoncent un abandon de souveraineté et une Europe trop libérale). Plutôt que de passer par le Parlement, Mitterrand décide d’engager un référendum populaire, espérant obtenir une large adhésion qui légitimerait le processus. La campagne référendaire de 1992 est âpre : les opposants de droite souverainiste (Philippe Séguin, Charles Pasqua) et d’extrême gauche font entendre leurs critiques. Mitterrand, bien qu’affaibli physiquement, s’implique personnellement, multipliant les interventions pour expliquer que Maastricht est la suite naturelle du rêve européen de Victor Hugo et de la réconciliation franco-allemande. Le 20 septembre 1992, le référendum aboutit à un « oui » de justesse (51,0 %). La France ratifie ainsi Maastricht, mais le résultat étroit – avec une majorité de Français quasi divisée en deux – est un avertissement : il indique une fracture de l’opinion sur l’Europe, et la popularité de Mitterrand s’en ressent (beaucoup de ses électeurs de 1981 et 1988 ayant voté « non »). Néanmoins, le président considère avoir fait son devoir en inscrivant la France dans l’avenir européen.
Ce triomphe européen est entaché la même année par un drame personnel et politique : le 1er mai 1993, Pierre Bérégovoy se suicide, épuisé par les défaites électorales et mis en cause dans une affaire de prêt financier douteux. Mitterrand, très affecté par la perte de ce fidèle, prononce lors des obsèques de Bérégovoy une phrase qui fera date en fustigeant la « machination des honneurs bafoués » contre son Premier ministre (visant les médias qui auraient, selon lui, traqué Bérégovoy jusque dans ses derniers retranchements).
Deuxième cohabitation (1993-1995) et fin de règne
Au printemps 1993, dans la foulée de la ratification de Maastricht et sur fond de chômage record (plus de 3 millions de chômeurs) et de scandales politico-financiers, les Français sanctionnent durement le pouvoir socialiste lors des élections législatives. La droite (RPR-UDF) remporte une victoire écrasante, s’adjugeant plus de 80 % des sièges. François Mitterrand, dont la cote est au plus bas, se voit contraint à une deuxième cohabitation, cette fois avec Édouard Balladur comme Premier ministre, choisi par Chirac pour conduire le gouvernement.
Cette cohabitation de 1993-1995 est très différente de la première. Mitterrand a alors 76 ans, il est affaibli par un cancer désormais difficile à dissimuler (il subira une lourde opération en 1992, révélée à demi-mot) et son autorité morale est entamée par les affaires. Balladur, de son côté, adopte une posture plus consensuelle que Chirac en 1986, et bénéficie d’une popularité importante pendant la première année de son mandat. Le président, mesurant qu’il ne représente plus l’avenir, choisit une présence réduite, presque en retrait. Il n’entrave pas les réformes de la nouvelle majorité, sinon par quelques réserves. Par exemple, quand Balladur privatise à tour de bras les entreprises nationalisées, Mitterrand se contente de promulguer les lois sans enthousiasme mais sans opposition frontale, contrairement à 1986 où il avait ferraillé.
Ce crépuscule du pouvoir mitterrandien est assombri par de multiples révélations qui atteignent la stature de l’homme d’État. En 1994, un livre du journaliste Pierre Péan (Une jeunesse française) dévoile au grand public les zones d’ombre du passé de Mitterrand sous l’Occupation : son engagement vichyste de 1942-43, sa réception de la Francisque, ainsi que l’amitié qu’il a longtemps entretenue après-guerre avec René Bousquet (ancien haut fonctionnaire vichyste impliqué dans la déportation des Juifs). Bien que Mitterrand se soit expliqué partiellement sur ces faits (invoquant le double jeu et l’évolution de ses positions), la révélation tardive choque une partie de l’opinion, ternissant son image de résistant. Presque simultanément, la presse révèle l’existence de sa fille cachée, Mazarine Pingeot – une réalité que les milieux initiés connaissaient mais qui restait taboue publiquement. Des photos volées de Mitterrand en compagnie de la jeune Mazarine paraissent dans Paris Match en novembre 1994, confirmant officiellement sa double vie entretenue pendant des décennies avec Anne Pingeot, en marge de son mariage avec Danielle Mitterrand. Si beaucoup de Français réagissent avec empathie ou indifférence à cette révélation relevant de la vie privée, elle contribue néanmoins à la légende d’un président secret, capable de cloisonner sa vie au point de mobiliser des moyens de l’État (les fameux écoutes téléphoniques de l’Élysée entre 1983 et 1986, organisées en partie pour protéger ce secret) pour le dissimuler.
Par ailleurs, plusieurs affaires politico-financières éclaboussent la fin du règne socialiste : l’affaire Urba (financement occulte du PS), l’affaire du sang contaminé (mise en cause de ministres dans la gestion de la distribution de sang infecté par le VIH), etc. Mitterrand n’est pas directement mis en cause, mais l’atmosphère délétère de « fin de règne » entoure ses dernières années à l’Élysée. Sa santé déclinante devient perceptible dans ses apparitions publiques : amaigri, le teint cireux, il parle plus lentement. Néanmoins, stoïque, il s’accroche à ses fonctions jusqu’au bout, donnant le change pour assurer que « ça ne va pas si mal ».
Sur le plan international, Mitterrand continue de jouer un rôle, bien que plus effacé. Il intervient par exemple dans la crise de l’ex-Yougoslavie : en juin 1992, il effectue un voyage surprise à Sarajevo assiégé, pour attirer l’attention du monde sur le sort de la Bosnie. Ce coup d’éclat humanitaire, où on le voit arpenter l’aéroport de Sarajevo au son des tirs, suscite l’admiration, mais n’empêche pas la poursuite du conflit balkanique. Sa diplomatie dans les guerres de Yougoslavie est d’ailleurs critiquée par certains comme trop attentiste et marquée par une vision dépassée (il demeure attaché à la notion d’État-nation et se montre réticent à d’éventuelles interventions militaires occidentales contre les Serbes). De même, en 1994, lors du génocide au Rwanda, la France mitterrandienne est pointée du doigt pour son soutien antérieur au régime hutu d’Habyarimana et son opération militaire « Turquoise », accusée d’avoir tardé à protéger les populations tutsi. Ces éléments alimenteront après coup le débat sur la responsabilité de Mitterrand dans la politique africaine trouble (la “Françafrique”), où il a souvent privilégié les relations avec certains chefs d’État contestables pour préserver l’influence française.
Arrive enfin l’élection présidentielle de 1995. À 78 ans, épuisé, Mitterrand ne peut briguer un troisième mandat (la Constitution l’interdit de toute façon). Sans s’immiscer ouvertement, il laisse le PS se choisir un candidat – ce sera Lionel Jospin – qui affrontera Édouard Balladur et Jacques Chirac. Au soir du 7 mai 1995, c’est Chirac qui l’emporte. Le 17 mai, François Mitterrand quitte l’Élysée après quatorze ans de pouvoir, lors d’une cérémonie de passation empreinte de solennité et d’émotion retenue. Chirac raccompagne sur le perron celui qui fut longtemps son adversaire, bouclant ainsi une page de l’histoire contemporaine française. Dans un dernier message, Mitterrand adresse aux Français une « Lettre à tous les Français » publiée dans la presse, où il exprime sa gratitude et quelques réflexions testamentaires sur l’unité européenne et la justice sociale.
Fin de mandat et dernières années
Après avoir quitté la présidence, François Mitterrand n’est plus qu’un homme privé mais dont chaque geste reste scruté. Miné par le cancer, il sait ses jours comptés. Refusant un acharnement thérapeutique, il décide de vivre ces derniers mois selon ses envies profondes, entre retrait méditatif et apparitions symboliques.
Il se retire en partie dans sa maison de Latche dans les Landes ou à Paris, et met à profit ce temps pour écrire et converser. Il travaille ainsi à un ouvrage d’entretiens avec le journaliste Georges-Marc Benamou (Le Dernier Mitterrand), où il livre des pensées intimes et des réflexions philosophiques sur la mort, la foi (lui le catholique non pratiquant resté mystique à sa manière) et le pouvoir. Il entreprend également un ultime voyage : en novembre 1995, défiant la fatigue, il se rend en Égypte, pays qu’il affectionne depuis toujours pour sa richesse historique. Sur les bords du Nil, il contemple les temples de Louxor et les tombeaux pharaoniques – un pèlerinage presque mystique qui fait figure d’adieu à la civilisation.
Malgré la maladie qui le ronge (ses proches décrivent des souffrances physiques intenses calmées par la morphine en fin de parcours), Mitterrand s’impose de rester digne en public. Le 8 janvier 1996 au matin, François Mitterrand s’éteint dans son appartement parisien, entouré des siens, trois semaines seulement après avoir fêté ses 79 ans. La nouvelle de sa mort, bien que prévisible, cause une profonde émotion en France. C’est la première fois sous la Ve République qu’un ancien président décède.
Les obsèques de François Mitterrand donnent lieu à un cérémonial en deux temps. Le 11 janvier 1996, une grand-messe solennelle est célébrée à la cathédrale Notre-Dame de Paris en présence de 61 chefs d’État et de gouvernement étrangers, hommage rarissime qui témoigne du prestige international de l’ancien président. Sont notamment présents Helmut Kohl, Yasser Arafat, Fidel Castro ou encore le secrétaire général de l’ONU Boutros Boutros-Ghali. Le cercueil, recouvert du drapeau tricolore, est salué par une foule nombreuse massée sur le parcours du cortège funèbre. Mitterrand avait cependant laissé des consignes : il voulait des funérailles simples à Jarnac, sa ville natale. Aussi, après la cérémonie parisienne, sa dépouille est inhumée dans l’intimité le 12 janvier au cimetière de Jarnac, en Charente. Sur sa tombe, face au caveau familial, aucune inscription grandiloquente – seulement son nom, ses dates et une rose déposée par sa famille.
Mort et postérité
La disparition de François Mitterrand a suscité des réactions contrastées, à l’image de l’homme et de son action, qui avaient toujours divisé les Français. Beaucoup à gauche pleurèrent un leader charismatique qui avait su les conduire au pouvoir et accomplir des avancées majeures. À droite, le respect dû à l’ancien président se mêlait parfois à la critique de son héritage. Mais avec le temps, le bilan mitterrandien s’est imposé comme un objet d’analyse incontournable, oscillant entre lumières et ombres.
Parmi les aspects les plus positifs généralement reconnus figure le volet sociétal et culturel de son œuvre. L’abolition de la peine de mort est souvent citée comme le tournant humaniste de la fin du XXe siècle en France, une mesure irréversible qui a fait progresser les droits humains. Les réformes sociales (retraite à 60 ans, 5e semaine de congés, RMI…) ont durablement amélioré la vie de millions de Français, au point qu’aucun gouvernement ultérieur n’a pu ou voulu complètement les détricoter. Sur le plan économique, si les nationalisations de 1982 ont été en partie annulées plus tard, elles ont symbolisé un moment de reprise en main de l’économie par l’État dans une période de crise. Surtout, la vision européenne de Mitterrand a laissé une empreinte profonde : l’Union européenne actuelle, avec l’euro comme monnaie unique, porte en elle l’héritage du couple Mitterrand-Kohl et du traité de Maastricht. L’engagement européen de Mitterrand, bien que controversé par certains, a contribué à ancrer la France dans un ensemble plus vaste et à consolider l’amitié franco-allemande, socle de paix. Sa présence sur la scène mondiale pendant 14 ans a également donné à la France une influence notable : il a œuvré à la paix Est-Ouest, participé aux décisions lors de la guerre du Golfe en 1991 en replaçant la France dans le commandement de la coalition, et défendu la francophonie et la culture française avec ardeur.
Cependant, la postérité de Mitterrand est loin d’être univoque. De nombreux critiques soulignent les volte-face qui ont marqué sa présidence et brouillé l’image de la gauche au pouvoir. Le tournant de 1983, considéré comme l’abandon du socialisme au profit du libéralisme économique, a laissé un goût amer chez les militants de gauche, et certains voient en Mitterrand l’artisan d’une « gauche gestionnaire » ayant accepté l’économie de marché, préfigurant le social-libéralisme. Jean-Pierre Chevènement, par exemple, accuse Mitterrand d’avoir « dissous le socialisme dans l’Europe libérale ». Par ailleurs, son mode d’exercice du pouvoir a pu rappeler par certains côtés ce qu’il dénonçait chez de Gaulle : une hyperprésidence jupitérienne, centralisant les décisions, n’hésitant pas à recourir aux services secrets (affaire du Rainbow Warrior en 1985 où des agents français coulent un navire de Greenpeace sur ordre du gouvernement) ou à contourner la loi (comme avec les écoutes téléphoniques illégales de l’Élysée pour museler des journalistes ou protéger sa vie privée). Ces dérives ont entaché sa réputation démocratique, et l’affaire des écoutes, jugée après sa mort, a éclaboussé plusieurs de ses collaborateurs.
Sur le plan éthique enfin, Mitterrand laisse l’image d’un homme double, secret et parfois cynique. Ses amitiés controversées (avec d’anciens vichystes), sa gestion de la fin de la guerre d’Algérie (il fut ministre pendant la répression, autorisant l’exécution de militants FLN en tant que garde des Sceaux), ou la politique africaine trouble de son conseiller Jacques Foccart prolongée sous son règne, sont autant de tâches discutées par les historiens. De même, son silence de l’État français lors du massacre de manifestants algériens à Paris en 1961 (alors qu’il était ministre de la Justice) ou l’affaire du sang contaminé dans les années 1980 ont été pointés. En somme, sa posture morale a été questionnée, comme l’illustre le surnom de « Florentin » souvent donné à Mitterrand, suggérant l’astuce et la duplicité inspirées de Machiavel.
Malgré ces controverses, François Mitterrand continue de fasciner. L’épithète du « Sphinx » lui est souvent associée pour décrire le mystère qui l’entourait, son goût du secret et sa capacité à déjouer les pronostics. Vingt-cinq ans après sa mort, il suscite encore des analyses et des commémorations passionnées. Chaque année, des fidèles – anonymes ou figures du Parti socialiste – se rassemblent à Jarnac sur sa tombe le 8 janvier pour honorer sa mémoire. Des lieux portent son nom : la Bibliothèque nationale de France est couramment appelée site François-Mitterrand, de nombreuses rues et places dans le pays ont été baptisées en son honneur. Ses écrits (ouvrages, lettres) ont été publiés, nourrissant la compréhension de sa pensée complexe.
Au bilan, François Mitterrand aura été un président socialiste qui a transformé la France, tout en se transformant lui-même au gré des circonstances. Son héritage est fait de grandes avancées sociales et sociétales, de la consolidation de la Ve République par l’alternance et la cohabitation, et de l’ancrage européen de la France. Mais il est aussi fait de désillusions économiques, de pratiques du pouvoir contestées et de choix géopolitiques ambivalents. Son parcours, de la jeunesse conservatrice à la tête de la gauche, de la Résistance à la présidence, épouse les contradictions de l’histoire française du XXe siècle. En cela, l’œuvre de François Mitterrand demeure un sujet inépuisable d’étude pour les historiens et un repère politique pour les générations suivantes, qu’on l’admire ou qu’on le critique. Comme il l’avait prophétiquement déclaré : « Je crois aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas ». Son esprit, en effet, continue de hanter positivement ou négativement la vie politique française longtemps après son départ.
Date | Événement marquant de la vie de François Mitterrand |
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26 octobre 1916 | Naissance de François Mitterrand à Jarnac (Charente) au sein d’une famille catholique et conservatrice. |
Septembre 1939 | Mobilisation dans l’armée française au début de la Seconde Guerre mondiale. |
1940-1941 | Fait prisonnier par les Allemands puis s’évade du camp de prisonniers (troisième évasion réussie fin 1941). |
1942-1943 | Employé au Commissariat aux prisonniers de guerre du régime de Vichy, il obtient la Francisque (décoration du maréchal Pétain) en 1943, tout en entrant parallèlement en contact avec la Résistance. |
1944 | Participe à la Résistance active (réseau MNPGD) et aux combats de la Libération de Paris sous un faux nom. |
1946 | Élu député de la Nièvre (non inscrit puis UDSR) à l’Assemblée nationale constituante, début d’une carrière parlementaire de près de 50 ans. |
1947 | Entre au gouvernement comme ministre des Anciens Combattants (à 31 ans, c’est alors le plus jeune ministre de France). |
Années 1950 | Plusieurs fois ministre sous la IVe République : France d’Outre-mer (1950-51), Intérieur (1954-55), Garde des Sceaux (Justice, 1956-57), etc.. |
28 septembre 1958 | S’oppose au référendum sur la Constitution de la Ve République (il fait partie de la minorité de « non »). |
16 octobre 1959 | Affaire de l’Observatoire : Mitterrand réchappe à un faux attentat orchestré avec un ancien officier ; le scandale qui s’ensuit freine sa progression politique. |
Décembre 1965 | Candidat unique de la gauche à l’élection présidentielle : il met en ballottage le général de Gaulle mais est battu au second tour (44,8 % des voix contre 55,2 %). |
Juin 1971 | Prend la tête du nouveau Parti socialiste lors du congrès d’Épinay, évinçant l’ancienne SFIO et réunissant diverses forces de gauche derrière lui. |
27 juin 1972 | Signature du Programme commun de gouvernement PS-PCF-MRG, pierre angulaire de l’Union de la gauche. |
19 mai 1974 | Échoue de peu au second tour de l’élection présidentielle face à Valéry Giscard d’Estaing (49,2 % des suffrages). |
10 mai 1981 | Élu président de la République française en battant Giscard d’Estaing au second tour (51,76 % des voix). Première alternance de la Ve République et arrivée de la gauche au pouvoir. |
21 mai 1981 | Investiture de François Mitterrand, début de son premier septennat ; cérémonie symbolique au Panthéon où il rend hommage à Jean Moulin, Jean Jaurès et Victor Schœlcher. |
30 septembre 1981 | Abolition de la peine de mort en France : promulgation de la loi portée par Robert Badinter, concrétisant une promesse de campagne. |
Mars 1983 | Face aux difficultés économiques, Mitterrand opère le « tournant de la rigueur » en maintenant la France dans le système monétaire européen et en adoptant une politique d’austérité. |
16 mars 1986 | Élections législatives : défaite de la gauche. Mitterrand nomme le gaulliste Jacques Chirac Premier ministre, inaugurant la première cohabitation de la Ve République. |
8 mai 1988 | Réélu président de la République face à Jacques Chirac (54 % des voix). Début du second septennat. |
1988-1991 | Gouvernement Michel Rocard : création du Revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988, accords de Matignon sur la Nouvelle-Calédonie, chute du mur de Berlin (1989) et réunification allemande. |
Janvier–février 1991 | La France participe à la coalition internationale lors de la guerre du Golfe contre l’Irak, première intervention militaire d’ampleur depuis la guerre d’Algérie. |
7 février 1992 | Signature du traité de Maastricht sur l’Union européenne (ratifié par référendum de septembre 1992), étape majeure de la construction européenne sous l’impulsion de Mitterrand et d’Helmut Kohl. |
29 mars 1993 | Élections législatives : nouvelle déroute de la gauche. Début de la deuxième cohabitation avec Édouard Balladur comme Premier ministre. |
1994 | Scandales et révélations : mise au jour de l’existence de sa fille cachée Mazarine, publication d’enquêtes sur son passé sous Vichy (affaire de la Francisque) et sur les écoutes téléphoniques de l’Élysée. Popularité au plus bas. |
17 mai 1995 | Fin du mandat présidentiel. François Mitterrand quitte l’Élysée au terme de 14 ans de pouvoir, cédant la place à Jacques Chirac. |
8 janvier 1996 | Mort de François Mitterrand à l’âge de 79 ans, des suites d’un cancer. Obsèques nationales à Notre-Dame de Paris puis inhumation à Jarnac. |
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